Pourquoi est-ce si dur de choisir ?
- On voudrait nous faire croire que tout est relatif : chacun ses goûts, son opinion, son choix…
Comme si nos opinions, nos choix n’engageaient que nous. Si c’était vrai, ce ne serait pas si dur de choisir ! Le fait qu’il soit si difficile de choisir prouve déjà que le relativisme nous ment. C’est dur de choisir parce que mon choix m’engage : il est, que je le veuille ou non, un engagement sur la valeur de ce choix. En choisissant effectivement ce que je choisis, je dis par mon acte même que chacun devrait faire le même choix que moi. Sartre prend l’exemple d’un jeune homme devant choisir, pendant la guerre, entre rester au chevet de sa mère mourante et s’engager dans la Résistance. S’il préfère l’amour de sa mère à celui de la nation, son acte signifie que l’amour d’une mère a plus de valeur que la défense de la patrie. Objection relativiste : « a plus de valeur… pour lui ». Pas du tout objecte Sartre. Dans un monde sans Dieu, où les hommes ne sont définis par aucune essence, chacun est pareillement délaissé et prend chaque acte comme acte militant sur la valeur même de l’acte. Le choix qu’un homme fait l’engage totalement, d’où l’angoisse. Le voici jeté dans le temps, dans l’avenir : il va devoir assumer. Notre liberté, notre responsabilité nous pèse comme un fardeau à l’heure du choix. C’est dur de choisir parce que nos choix, même les plus petits, sont signifiants : choisir une viande à point où saignante, avoir les cheveux courts ou longs… autant d’indices de ce que Sartre appelle notre « projet » de vie, de ce que Freud nomme l’inconscient.
Mais attention : que nos choix soient signifiants ne veut pas dire qu’ils sont les nôtres, au sens où ils émaneraient d’un « moi » fixe et unifié. Ça choisit en moi, écrivait Nietzsche juste avant Freud. Notre corps est un théâtre où s’affrontent des instincts contradictoires : lorsque l’un deux l’emporte sur les autres, je déclare haut et fort que « c’est mon choix » comme dans feue l’émission d’Evelyne Thomas. Mais ce n’est que le choix d’une part de moi. C’est seulement rétroactivement que je cherche à reconquérir la souveraineté de mon choix et de mon « moi ». Mais qui est ce « je » censé choisir ? Celui que j’étais au moment du choix ? Mais le suis-je encore ? Celui que je suis ou que je voudrais être ? Est-ce le même ? Et si c’était une humeur passagère, aujourd’hui envolée, le véritable « auteur » de mon choix ?
C’est dur de choisir parce que, même si « je » ne suis pas sûr d’être vraiment l’auteur de mon choix, il me faudra l’assumer comme si c’était le cas. C’est ma responsabilité d’homme. C’est dur de choisir parce qu’en même temps, paradoxalement, je sais que je suis en train de le devenir en choisissant ainsi. Nos choix ne sont pas les nôtres, mais ils nous constituent peu à peu.
- propos de Charles Pépin -