Le dernier encombrement.
Je suis le dernier. Je promène encore dans le chlore de notre bassin. Un jour j’aurais bu toute l’eau. Un jour la providence quittera ce dialogue, le nez dans le buisson. Je suis le dernier et seul. Un jour le bouillonnement de mes cellules crèvera la bulle douce qui me hisse de l’enlisement. J’ai reconnu l’enterrement du monde dans les yeux des hommes. La fatalité est un complot et chacun cherche à sortir. Chacun cherche une issue. Mais tous les chemins ramènent à la bergerie, à l’étable des naissances où se relient et se croisent d’autres chemins, d’autres routes, d’autres sentiers. Et personne ne sort. La multitude nous écrase. Toutes les portes s’ouvrent sur d’autres portes.
Depuis la première heure versée, depuis nos départs enchevêtrés et mon retour invincible, le crépuscule crépite comme une fontaine d’échos. Et je vais chercher dans chaque nuit le tremblement qui s’échappe de ton silence.
Dans l’effervescence du souffle ma voix rampe jusqu’à ta source. Elle est si petite, si minuscule, qu’elle est transparente. Presque inaudible. Presque un ver à soie tissant dans la pénombre un fil finement dentelé. Le dernier encombrement. Nous renaissons, je l’entends. Nous arrivons par la cicatrice et nous la recouvrons. Nous avons déjà dormi si longtemps sur nos lèvres qu’elles sont devenues les embarcations funéraires sur lesquelles on dépose les corps inanimés que l’on pousse de la berge pour les laisser calmement dériver vers l’éternité.
Nos empreintes anciennes se sont reconverties. Nos langues sont rouges. Nos yeux voilés, nos poumons émaciés. Le sel sort de l’eau et s’évapore dans une longue fumée blanche qui va rejoindre les nuages. Nos prénoms sont des voyages que le vent berce doucement et nous disparaissons derrière les lunes intemporelles.
Nous avons conservé de nos impossibilités à nous vivre la douleur du givre qui empêche les volets de se fermer. Nous incarnons la respiration épuisée et l’étouffement de la passion qui serre comme un étau. Nous enfantons l’oubli sans perte et sans reste qui restitue ses miettes d’heures froides. Nous sommes des toiles peintes par l’éphémère de l’instant. Nous sommes des parfums d’ivresse tamponnés à la face de l’amour qui s’attarde. Nos visages sont l’empreinte des jours qui dévalent nos pensées. Le ciel, tout entier, est un immense ragoût. Nous habitons désormais la farce qui accommode les bouchées de la mémoire. Et, nous sommes percés. Nous sommes les écumoires de nos vestiges. Nous sommes les débris immobiles des mouvements anciens.
Je suis le dernier de nous deux à serrer la poitrine de la mort dans mes bras. Je suis seul à longer les pointes saillantes qui entourent ta silhouette devenue la bogue d’une châtaigne. Chaque serment fait à la vie agrandit notre mort. Chaque promesse d’amour béatifie le manque que nous avons ressenti. Derrière nous, les pinèdes ont laissé place à des incendies. Derrière nous, les roubines ont tari, et le lait a été replacé par le feu. Nos berceaux ne sont plus que des cendres éparpillées par le Mistral.
L’amour ne sait pas adhérer au vide. Il s’est d’abord recroquevillé dans la position fœtale puis il a explosé comme le font les étoiles à la fin de leur vie. Le vide nous l’avons intériorisé avant de le recracher pour désengorger la lumière.
L’air que nous respirons a déjà servi et il resservira encore.
Il ne reste plus rien du passé. L’avenir s’y conjugue sans savoir. La conscience a déserté. Le néant soudoie les valises et déleste intégralement. Même nos os n’ont plus la même signification. Chaque fois que je te réinvente, je réinvente en même temps tout le monde qui va avec. Je réconcilie le temps en une seule histoire. Le temps claustrophobe de lui-même. Le temps de l’abandon réitère la rupture sortie de sa gangue.
Je ne veux pas faire l’économie du gaspillage. Je ne veux pas voir les traits abstraits des horizons qui sucent la vie pour l’amener à la nuit noire. Je veux donner à l’espoir toute l’abondance des siècles de chimères. Tu seras nymphe dans ma maison sans chemin. Le fleuve qui m’irrigue n’a pas de clôture. Et lorsque le silence crie l’effroi qui le fige, je fais pousser du blé dans la bouche de mes rêves.
Mon cœur est un doigt tendu. Il te désigne.
Je ne suis plus avide des trop plein d’humanité qui m’ont transbahutés jusqu’à toi. Nous n’avons rien à faire ici ou là-bas. Nous avons lévité. Nous avons transposé nos cœurs de la fulgurance de l’éclair à la poudre extatique qui se fond sous nos paupières. Maintenant, nous pouvons nous absenter car nos déserts nous les avons livré aux plantes qui poussent le ciel vers d’autres ciels.