Les relents de l’absurde.
Le temps est décidemment un fleuve sans rive. Dans quel temps se passe l’amour ? Dans quel présent vivons-nous ? Là, ici, maintenant : tes mains sont encore celles qui caressent ma nuque, tes yeux sont ceux par lesquels j’ausculte encore mes brèches. Dans cette couture qui n’a pas de nom véritable, l’amour rapièce le temps défait. Il recoud les bords de ravins, les vertiges d’un univers réduit à cette contemplation du cœur. Il reprise les débordements, les nausées virulentes, les saignées de nos chairs déchirées, de nos cris dégoulinant de désespoir. De cet amour qui s’échappe à lui-même, on creuse la mémoire pour mieux suturer notre pitoyable espérance à vouloir préserver fringuant le souvenir des jours où les éclairs n’étaient que des clins d’œil. L’insupportable serait la pénurie, l’épuisement inéluctable. Une faillite de la raison admet difficilement le cinglant d’une rupture. N’en déplaise à Socrate, il n’est pas possible d’accepter la mort autrement que par un défi inéluctable. Un déficit, une brèche, une défaillance de soi.
Vivre sa vie n’a jamais été suffisant pour personne. L’impensable serait de ne pas mourir, de ne pas achever le voyage avec l’idée claire d’une symbiose de l’être et du néant. Car être, c’est avoir. Car être, c’est prendre conscience du vide qui nous entoure. Le supposer, le scruter, le fouiller comme le sol d’un désert où la mer asséchée a laissé les traces de ses vagues. Car être, c’est l’utopie dans son paroxysme et sa défaillance. C’est s’abandonner au vivant pour construire le chemin vers cet écoulement, ce passage, vers cet effacement fatal. Rien n’est plus absurde : toute une vie durant à se construire pour terminer sa course démuni de son sac d’expériences, misérable de l’illusion qui nous a trahie.
Tu vois, nous avons parcourus des kilomètres sans jamais avoir su vraiment mesurés leurs distances. Des milliers de décors se sont effondrés après notre passage. Nos têtes mâchonnent sans cesse des pensées et des rêves à réaliser, des aventures à développer, projetant le chemin à poursuivre, la révolte à anticiper. Je ne suis cependant que le fruit d’une existence, l’amalgame constitué de mes actes et de mes mouvements. Jusqu’à lors, j’ai échappé à la mort. Je lui ai résisté. Je sais pourtant qu’il me faudra bien lui céder. Un jour.
N’ai-je donc tant lutté à exister pour finir mon temps imparti dans le largage définitif, l’exode sans retour ?
Toute une vie durant, c’est devant qui compte. C’est devant qui nous préoccupe et qui boursoufle le présent de nos espoirs.
Tu vois, ici, le constat du dérisoire contredit directement la valeur accordée par mon être aux sensations et aux perceptions qu’elles lui ont procurées, et à l’audace qu’il a entretenue à les rechercher. Un jour, je le sais, il faudra tout abandonner. Tout laisser sur place, renoncer à toutes les batailles, à tous les baisers.
Etonnante nature où chaque perte nous conduit au désarroi de notre condition, à la futilité du sens à donner. Puis à la révolte, puis à la reddition, à la soumission voire à l’acceptation forcée. Insipide et majestueux conjugués aux mêmes temps, à la même équation, au même éboulement incoercible.
Lorsque j’ai perdu une jambe et une main, je savais que la vie n’était pas terminée. Je savais aussi que plus jamais elle ne serait égale à ce qu’elle a pu être. La perte devenait le point qui termine. Et, je sais aujourd’hui, que malgré la diminution de mon corps, des ses capacités, de son apparence, je persiste à aller vers devant. Attiré malgré moi comme une momie vers son sarcophage.
Tout est paradoxe. Tout nous dirige vers demain alors qu’il est le point de non retour et la perte la plus extravagante qui nous soit donnée à connaître. Et, vois-tu, nous marchons, marchons, marchons… et nous persistons vers l’épuisement total de nos sources. Je finis par croire que nous ne sommes que des gisements fossilisés dans l’attente de leur extraction, de leur consommation, de leur disparition. Des concentrations d’énergie se consumant dans le désordre organisé de la matière. La pensée n’est alors qu’une forme de prière, un excipient jugulé à l’existence pour la dimensionner à la hauteur de nos ambitions.
Se faire une raison dans ses conditions est absurde, aberrant et pure folie. Et pourtant. La liberté conquise sur la nature de mon être me laisse croire à sa grandeur, à sa puissance d’adaptabilité et à sa capacité à faire face à son impuissance. Vivant, il est la prouesse, l’exploit qui défigure l’immobilité. Vivant il exprime la valeur sûre de sa perte. La certitude de mourir. Et, nous sommes toujours là, allongés dans l’idée que je me fais.
Nous sommes donc construits de cette heure mariée à la multitude d’autres où nous avons récolté à chaque instant la richesse de nos conquêtes et de nos échecs. L’heure agrandie où nous avons engrangé nos blés et nos meilleures farines pour en faire des lits de paille, des greniers à mémoire, des langes d’expériences prêts à envelopper nos exigences devenues singulières, devenues l’étal achalandé de nos provisions de lumière, l’inventaire et la vitrine de notre existence.
Tout ce temps cheminé avec la seule certitude qu’il faudra s’en défaire, s’en rasséréner pour résolument terminer sa course dans le résumé du compte à rebours incontrôlable des secondes qui s’éteignent. Ce défi prétentieux termine irrémédiablement dans l’abandon complet et total de toutes choses éprouvées. Cette comédie aux synopsies fatalement fuyant, vaut-elle la peine qu’on lui accorde ?
Je m’y dilue néanmoins comme un ruisseau se verse dans la rivière, de mes appétences incontrôlables et de mes insuffisances infortunées comme si une mer se jetait toute entière dans un ravin. Le tragique de mon existence s’entortille dans son désir éperdu de clarté. Alors, pourquoi pas, autoriser la mort à venir négocier avec la vie sa part d’amour ?
- Mieux que la vie, l’amour. Mieux que l’amour, la mort. Mieux que la mort, la vie.
L’inaccompli est toujours ce réduit exigu dans lequel je me débats ; dans lequel je survis.
Heure après heure, temps après temps, un paysage s’endort aux marais. Un rêve s’installe dans l’écrin du jour qui se lève. Molosse, le géant du débordement, pose ses pieds sur le rebord de la vitre. D’un côté la vision réelle du paysage qui s’envoûte d’infinis regards. De l’autre des terres en friche cherchent des ressemblances. Molosse veille. C’est le Cyclope de la vielle. Il mate, retient, conserve, épie, lape la peau de tous ses mouvements, de toutes ses manifestations. Et, il montre les dents, et il aboie où hurle à la marée qui ensevelie nos têtes de mille mots percutant le concevable de nos raisons, de nos matérielles conceptions tricotant dans le brouillard de nos inconsciences. Ici, nous parlons seulement pour que les échos qui nous reviennent puissent nous indiquer le chemin, et nous nous révélons de cette confrontation inexpiable entre le temps, le sentiment et notre accomplissement.
De grands yeux noirs roulent sur l’échafaudage, se cognent au fer, dérapent sur les planches. Ils regardent au travers de la cloison. Ils ne savent rien du cimetière des ombres qui dansent derrière. Et, ils crient : « Du vrai, du vrai… donnez-moi du vrai ! Il me faut du réel pour bâtir mes histoires. Il me faut du courage et le courroux viril du désir pour dénoncer la vie où elle ne semble pas être. Donnez-moi du -à vivre- afin que mes expériences puissent s’étancher de tous les cauchemars du monde. Donnez-moi du rêve que je puisse compenser ses misères. »
Quels sont donc ces vents qui frappent la coque ? Ces illusions tonitruantes où nos voix bisquent comme des écrevisses jetées dans un bouillon brûlant ?
Serait-ce nos morts pas encore connues qui pétaradent des pieds l’impatience qui les affame à nous prendre ?
Nos regards sont toujours pris aux pièges des obsessions. Des images, des symphonies de silhouettes couvertes d’habitude, des figures tancées et pétries par l’obstination à en démordre avec l’inexplicable.
C’est sans doute cela notre monde, notre royaume mélangé au monde. C’est sans doute cela. Des pensées déracinées de nos corps d’impostures, des représentations désespérées ou enchantées. Le bien-être aligné dans la parallèle du bonheur se voudrait un but. Se voudrait un objectif à soumettre à la probité de nos chairs d’exception. Il tangue tant d’afflux extérieurs dans nos têtes bien pleines, des images lissées aux normalités ambiantes, des images falsifiées, des paysages greffés de bonheur titulaires. Notre encours se lime, notre poursuite se râpe : il en va, peut-être, de notre courage à nous démastiquer, à nous défaire de nos fardeaux. De notre aptitude à déroger aux charges insupportables de nos sensibilités devenues des savonnettes qui glissent de nos mains.
Tout se partage, se transforme et devient notre, l’instant d’une seconde de lucidité. Discernement corrosif que nous fuyons par nos imaginaires. Puis, tout se refait ailleurs, autrement, dans une cascade d’évènements, de faits, de dire et d’ententes remastiquées. Jusqu’à une fois prochaine. Jusqu’à la fin.
Le stable apparent ne tient qu’avec des cales posées sous ses pieds. La vie nous configure autant qu’elle nous incline de ses frasques humaines.
Un clown portant un nez rouge nous fait des sourires et nous succombons à ses grimaces comme deux jeunes grives battant des ailes au-dessus de leur nid.
A contre-ciel des oiseaux parlent avec le monde entier dans leurs bouches. Lorsque nos contractions sont le signe avant-coureur de nos désespérances, nos mains touchent le bas pour amoindrir la chute. Nos bras jouent les ressorts du matelas déchiré. La nuit tombe de nos masques. Nos moelles tètent à l’étoile qui pénètre nos ventres. Nous répondons à la torpeur de l’énigme vitale en reprenant la position fœtale, notre pouce entre les lèvres du monde.