A la rencontre de l’invisible.
Quelque chose s’est creusé ici, sur cette faille déjà vivante, sur ce terrain libre de tout accès. Quelque chose qui étrangement délivre la parole, lui confère un sens : le sens de chacun dans la diversité de tout le monde. Tu t’interroges, tu interpelles, tu penses avec tes images et tes sentis. Aimer n’aurait-il donc qu’une seule verbalisation ? Entre l’utopie et le prégnant de la réalité se défragmente l’écho de chaque défaillance, de chaque regard perdu et de tous les rêves brisés en une multitude d’étincelles. Tu voudrais dire, je voudrais exprimer, nous voudrions nous comprendre. Nous entendre à l’intérieur du langage de nos besoins.
Je te cherche au-dedans du mot que tu me prononces et n’y vois que l’éternité de mes quêtes à t’assimiler. La parole est une imposture : l’outil indispensable du discours, de l’échange, et du rapprochement. Chaque mot à la sauvette vient éclairer un hiéroglyphe à déchiffrer. Nous nous parlons pour nous évoquer et nos symboles, nos codes, nous rappellent avec insistance que nos émotions peuvent se ressembler, se partager, et pourtant n’être que les flamboyances de nos interprétations. Nos vertiges ont la puissance du frisson qui colporte.
Tant de bruits jacassent, tant de cris jaillissent comme des flammes brûlantes. Nous avons senti que chaque prison pouvait être nos libertés et que chaque délivrance pouvait ressembler à des échecs qui stagnent comme des rochers que rien ne traverse. Le désir tel un alibi à nos angoisses s’habille de nos comédies. Tantôt isurtes et débonnaires, tantôt cruelles et indélogeables, nos tribulations émotionnelles vont de la mer au soleil et de l’eau au feu dans une permanence qui interroge le temps et sa durée. Nous avons tant à nous dire, tant à noyer dans nos cœurs en forme de lacs que nos pressentiments s’intitulent dans l’illusion et que nos brouillards se rejoignent en un amas de buées que nos soupirs ont du mal à assécher.
S’appeler, s’épeler d’un mot… l’utopie comme le miroir d’ombres au creux du signe, dans la signification consentie par chacun et donc par toi aussi, nous traverse en déposant toutes les stigmates que la culture nous a inculqué depuis des siècles. Quand tu me parles que me dis-tu, que dis-tu, qu’exprimes-tu ? S’agit-il de toi tout au-dedans, de toi engluée dans les miasmes d’une rhétorique charnelle nourrit par l’événement et les charges accumulées par ton expérience ? Qui parle ? Qui témoigne ?
Portée par un désir, oui, mais lequel ? Est-ce un désir venu de nos origines lointaines et de cette faculté que nous avons à nous transporter d’un pôle à l’autre inlassablement à la recherche de la satisfaction où est-ce un désir comme une envie, c’est-à-dire un appel forgé de l’immédiat et dont la durée n’a de prise que sur une certitude molle qu’aucun futur ne peut soutenir ?
J’ai peur de penser. Peur de mes démons qui ne sont autres que ces absolus que la nécessité voudrait régie par la maîtrise d’une compréhension, d’une ordonnance de gravité dont les ressacs inonderaient mes terres vulnérables que pour les anéantir.
J’ai peur de découvrir qu’en moi est inoculé le désastre de mes origines et que les empreintes m’obligent à accepter de n’être qu’un vertige. Peur enfin de n’être que le comédien tragique d’une réalité tout aussi désespérante que méprisante.
De ma voix, entends-tu donc les tremblements qui me font chanceler et m’ébrouer comme un linge épaissi de crasses indélébiles ? J’habite tant le désespoir des mots, l’outrecuidance de l’éphémère, la part désirée du désir…
Ce que je te dis n’est pas exactement ce que je voudrais te dire et ce que tu entends n’est pas vraiment ce qui est le primitif qui me fait.
Pourtant, tout parait possible lorsque la compréhension devient ce simple fil de concordance par lequel nous nous sentons liés. Lorsque toi et moi nous percevons dans la différence, nos incapacités à nous délier de nos forges tout en caressant nos racines communes. Le muet qui est en nous, l’ardeur de nos silences, l’étranger que nous sommes en ce monde, voyageur aux aspirations miraculeuses et aux dictas d’absolu, nous voilà dans le heurt du refus de ce qui est donné ; dans l’absence des présences que nos imaginaires couvent comme des trésors de lumière.
Je voudrais pouvoir te dire je t’aime sans me soucier du pourquoi et du comment. Je voudrais croire à autre chose qu’à ses lames rougies par l’incandescence des interrogations, mais le paradigme est si paradoxal : nos mondes produits par le désir nous échappent comme des enfants qui ont grandis et qui volent de leurs propres ailes.
Indéterminisme, désordre, hasard… le chemin du nomade tranche dans le sauvage les herbes qui nuisent au passage. La machette est une voix que l’irrationnel confie à ce qui nie l’affirmation de nos prérogatives à se fourvoyer dans un libre-arbitre que le destin a précédemment sculpté pour nous.
Destin ou trajet prédéterminé par la conjonction du hasard et la masse en action, du volume transitant et transiteur d’un environnement plus hostile qu’accueillant ? Traduire par le langage est ce soumettre à son inapproprié, à sa vacuité à dire totalement. Traduire le goût de tes lèvres oblige le mot à simuler pour peindre au plus juste cette sensation de velours qui indique à la douceur qu’il y a plus fort qu’elle, plus immanent, plus interminable que l’éternité. A bout de souffle t’aimer est ce lieu qui comme un funambule marche sur cette fine lame de rasoir risquant la meurtrissure à tout instant, et qui demeure le lacet tendu entre nos cœurs distants du hiatus de leurs battements.
Tout de toi est d’un invisible que je reçois comme des foudres rageuses venues pourfendre le réel comme ce tronc d’olivier coupé en deux et qui suppose qu’implorer la terre et ses racines ne donnera pas plus de sève. Invisible l’onde légère qui accompagne le ruisseau de mon cœur, de mon corps à tes ressentis les plus imperceptibles. Invisibles ces yeux qui regardent et voient au travers de ta peau le courant qui l’emporte. Invisibles les mots déstructurés qui s’organisent en musique fluide où s’écoulent mes larmes de joie à te soulever de l’irascible manichéen du quotidien de l’ennui où nos ruines pleurent l’effondrement qui les a secoué. Invisible ton visage qui se dessine malgré tout en filigrane sur tout mon horizon. Ta voix est une corde douce comme un cuir qui épouse mes formes, comme ce bracelet immatériel que je porte autour du cœur.
La parole ne dit rien de la langue qui s’invente sans relâche pour semer des graines d’espérance dans le corps des raisons. Là où germine la non-conscience des laves qui figent et nos fruits et nos cueillettes. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, nous sommes l’un dans l’autre à la découverte d’un espace inaffranchi où se retrouvent nos balbutiements à essayer de se guérir d’une plaie à jamais béante. L’amour et le mot coexistent dans le tourbillon qui nous réuni. La nuit, le jour, se parachèvent mutuellement pour laisser croire au rythme que c’est lui qui donne le tempo. Or, nos tressaillements jazzent comme des lilliputiens qu’aucune loupe ne saurait mettre à nu. Notre danse est un flottement que la perspective de l’irréductible fond en une mousse que nos haleines boivent comme une liqueur magique. Je me signifie dans l’insignifiant que la volupté occupe. Des cils poussent sur le regard du monde et nos yeux épousent ce qui ne se voit pas.