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LA COLLINE AUX CIGALES
25 février 2009

Un mot : PLAISIR

Blaise PASCAL - Pensées -

« La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas ; et, quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état. »

Sigmund FREUD - Le malaise dans la culture -

« Ce qu’on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d’après sa nature, n’est possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état. Ainsi donc nos possibilités de bonheur sont limitées déjà par notre constitution. Il y a beaucoup moins de difficultés à faire l’expérience du malheur. »

Baruch SPINOZA - Éthique, 1677 (posth.) -

« Entre l'appétit et le désir, il n'y a aucune différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leur appétit, et c'est pourquoi il peut être ainsi défini : le désir est l'appétit accompagné de la conscience de lui-même.»

René DESCARTES - Les Passions de l'âme, 1649 -

« Parce que la plupart de nos désirs s'étendent à des choses qui ne dépendent pas toutes de nous ni toutes d'autrui, nous devons exactement distinguer en elles ce qui ne dépend que de nous, afin de n'étendre notre désir qu'à cela seul. »

Gottfried LEIBNIZ - Nouveaux Essais sur l'entendement humain, 1765 (posth.) -

« L'inquiétude [...] qu'un homme ressent en lui-même par l'absence d'une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c'est ce qu'on nomme désir. »

Jean Paul SARTRE - L'Être et le Néant, 1943 –

« Le désir est manque d'être, il est hanté en son être le plus intime par l'être dont il est désir. »

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Commentaires
I
merci c'est passionnant , le rappel du Banquet de Platon est bienvenu , et j'aime particulièrement la fin , ce que dit Diotime pourrait -être un début de réponse à la question <br /> mais c'est Socrate qui le dit <br /> et c'est Socrate qui est au Banquet assis à côté<br /> d'Agathon....<br /> <br /> Merci encore d'avoir prit le temps de répondre.
B
l’Amour noble :<br /> <br /> Depuis le début de cette partie, j’esquive la question de l’accomplissement physique, autrement dit du sexe, par toutes sortes de digressions et de parades. Maintenant, et pour d’emblée baliser certains comportements par rapport à l’amour noble, nous allons y faire face.<br /> <br /> Contrairement à ce que l’on vous répète à longueur de télé, notre époque n'est pas du tout "libérée" quant à la sexualité. Elle garde même un tabou étouffant : celui, justement, du désir. À ma connaissance, un seul film traite ce sujet avec le sérieux et la distance requis : Désirs et sexualités de Nils Tavernier. (Aussi saugrenu que ce conseil puisse paraître, je recommande vivement le visionnage de ce film en famille, dans la mesure où certaines séquences perturbantes réclament une discussion ultérieure - il ne s'agit évidemment pas d'inciter les jeunes à dévoiler leur sexualité aux parents, ni l'inverse, au nom de je ne sais quelle "sincérité" inquisitrice et potentiellement traumatisante.) Notre époque entretient avec le corps une relation biaisée parce que jamais le propos sur la sexualité n’intègre la dimension du désir et de ses contraires : le doute, l'inquiétude, le stress, la lassitude et l'ennui. Selon l'idée reçue, le corps s'analyse comme une mécanique (le magazine FHM avait jadis publié un dossier très "médical" sur le pénis, où l'organe et ses problèmes se trouvaient distanciés par une analogie avec un moteur de voiture et ses pannes - ce qui en dit long sur le malaise que ce thème inspirait aux auteurs et aux lecteurs du périodique). L'opinion commune se représente volontiers le rapport sexuel comme une technique parente de la gymnastique, et presque jamais comme une saturation émotionnelle, comme un débordement d'affection. Il existerait des "astuces à savoir", des "positions à essayer", des "trucs qui marchent", des "points G". Il suffit d’appuyer sur le bon bouton, et c’est gagné ! <br /> <br /> Evidemment, cette mythologie mécaniste est dénuée de tout fondement. Tous les enfants savent que certains sont plus chatouilleux que d'autres, que certains sont plus sensibles à certaines caresses, que ce qui attendrit l'un met l'autre mal à l'aise et, d'une manière générale, que les goûts de chacun diffèrent. En matière d'amour, la diversité ne saurait jamais se réduire. Derrière les simplifications abusives et l'apparente impudeur de notre époque se cache toute une crainte du sexe. Bien évidemment, la "mécanique" ne "marche" pas à tous les coups : et lorsque ça ne "marche" pas, pour les hommes comme pour les femmes, ce n’est que rarement (à vérifier chez le médecin quand même) un problème physiologique : la "panne" découle plutôt du stress, de la joie, de la tendresse, de l’assurance, de la confiance en soi et en l’autre. L'opinion courante prétend que la première fois fait toujours mal : ça n’a rien à voir avec la première fois ! Le sexe fait toujours mal, si l’appréhension l’emporte sur l’enthousiasme.<br /> <br /> Alors, de la joie ! Vous allez vite savoir si vous êtes sur la bonne voie : dans le sexe heureux, on exulte jusqu’au rire - ce rire homérique qui déferle dans la gorge lorsqu'on atteint le bonheur absolu (ci-contre, Joie et bonheur, (c) de Neila Benayed). Si vous n’avez pas envie de rire à gorge déployée au mitan du lit, vous êtes sur la mauvaise voie – surtout vous, jeunes gens. Quoi de plus triste et de plus consternant que de faire du sexe un truc sérieux, une compétition, un tableau de chasse ? <br /> <br /> Ceci posé, et pour vous faciliter l’enthousiasme, vous aurez à cœur de sortir couverts. Pas possible d’être détendus et confiants si la crainte de la mort rôde entre les draps. La mort d’un fœtus, par exemple. La grossesse non désirée fait évidemment partie des dangers du parcours, mais il peut aussi s’agir de votre propre décès. Le SIDA est une réalité, et il n’existe que deux contraceptifs efficaces : le préservatif masculin, et le préservatif féminin. Du reste, même sans aller jusque dans ces perspectives sinistres, figurez-vous qu’on peut attraper moult maladies sexuellement transmissibles comme la vérole, les herpès, la blennorragie, toutes choses délicieuses. Donc, pas de blagues. Passez à la pharmacie vous munir d'une boîte de capotes. Je sais bien, ça coûte cher, c'est gênant, d'autant plus que les pharmacies ne sont jamais vides ! Devant vous, à tous les coups, se tient une vieille ronchon venue là acheter des cachets pour ses ballonnements. Inutile de partir en expédition dans une pharmacie à l'autre bout de la ville : une autre vieille harpie vous réservera le même regard réprobateur ; mais enfin, avez-vous vraiment le choix ? Les exhortations à l'abstinence, unique autre solution, ont-elles la moindre portée ? Meilleur psychologue, sans doute, que certains bons apôtres, le Christ lui-même le reconnaît : "l'esprit est ardent, mais la chair est faible" (Matt, 26, 41). Mieux vaut ne pas avoir l'orgueil de se croire au-dessus de cela : les conséquences pourraient être fatales. L’emploi du préservatif, d’ailleurs, n’interdit nullement le recours simultané à la pilule parce que les capotes craquent parfois (entre 2 et 12% des cas selon les modèles).<br /> <br /> Il semble aussi nécessaire de rappeler, même dans l’excellente société qui se trouve ici réunie, qu’un rapport sexuel heureux exclut toute brutalité. Messieurs, quand une femme dit non, c’est non. Ça ne veut jamais dire oui. Jamais - contrairement à ce que prétendent les imbéciles et les salauds. Est-ce clair ? Alors, quand une femme dit non, on s’arrête. Même si l’on est en plein coït, on s’arrête. C'est une règle sans exception. Et mesdames, si un homme vous demande quelque chose qui vous répugne ou qui vous inquiète, vous pouvez dire non. Le viol (25.000 cas par an en France, soit presque soixante-dix par jour) est une réalité suffisamment grave pour qu’on cesse enfin de colporter des contre-vérités scandaleuses. Ce n'est jamais une bagatelle, et la victime souffrante n'est jamais une mijaurée bégueule - elle a huit fois plus de risques que les "non-victimes" de commettre une tentative de suicide. Pour mémoire, le scénario "elle était seule dans un parking à trois heures du matin" n'arrive quasi jamais (0,6% des cas). Le cas le plus fréquent met plutôt en présence deux jeunes gens qui se connaissent (74% des cas), qui se retrouvent en boîte, qui boivent un peu... et puis le jeune homme raccompagne la jeune fille chez elle (l'agression a lieu au domicile de l'agresseur ou de la victime dans 68% des cas)... il propose... elle refuse... il insiste... elle refuse encore... et tout à coup ça dérape. Dans 72% des cas, c’est une mineure ; et dans 45% des cas, elle n’a pas quinze ans. Ajoutons que tous les milieux sociaux sont concernés : Versailles comme Sarcelles, la campagne angevine comme l'agglomération strasbourgeoise. (Ci-dessus, Le viol par Edgar Degas.)<br /> <br /> Au risque de paraître morbide, je voudrais encore ajouter une précision. Contrairement à ce que se figure l’imaginaire populaire, le viol n’est jamais un rapport sexuel. C’est un rapport de violence. Sinon, comment expliquer que, juste après les mineurs, les victimes les plus fréquentes du viol, et on atteint là le sordide le plus repoussant, sont les personnes âgées et les débiles mentaux - c'est-à-dire des faibles, des personnes qui ont besoin de protection ? Si le viol était un rapport sexuel inspiré par des sentiments d'affection, comment expliquer les viols au sein des établissements pénitenciers, entre détenus homophobes ? Le violeur-type est un homme tyrannique qui ne supporte pas qu'on lui résiste, et qui s'imagine qu'il peut s'emparer d'un partenaire par la force. La préméditation, avouée dans la quasi-totalité des procès, prouve que le violeur n'agit pas sous l'empire de "pulsions incontrôlables". Le viol n'est pas un rapport sexuel : c'est un acte de torture ; la preuve, c'est qu'à chaque fois qu'une femme est torturée, elle y passe. Le viol n'est qu'une manière particulièrement atroce de tabasser quelqu'un. <br /> <br /> Pour mémoire, en France, un million de femmes (une sur dix !) subissent des violences conjugales (ci-contre, illustration de Caroline Cloutier (c) Cybersolidaires). Une femme meurt tous les cinq jours, en France, suite à des violences exercées par leur conjoint, leur compagnon ou leur ex, comme le montre l'accablant rapport 2001 au Ministère de la santé réalisé par le Professeur Roger Henrion (voir aussi cette présentation de l'Enquête nationale sur la violence envers les femmes en France). N'écoutons pas les imbéciles et les salauds lorsqu'ils prétendent que ces assassinats ont lieu "parce qu'il l'aimait trop fort" : quand on en vient à rouer quelqu'un de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive (dans 30% des cas, l'homicide a lieu à mains nues), on ne l'aime pas ! Enfin, un peu de bon sens ! Il faut une moralité dévoyé à un rare degré pour confondre l'affection et la haine. Le rapport Henrion précise que, hors les cas d'alcoolisme, les meurtriers requièrent dans leurs fonctions un sens de l'autorité important : en particulier 67% sont des cadres. Pendant ce temps, au Danemark, en 2002, le nombre de femmes tuées dans des circonstances similaires s'élève à... zéro. Il s'agit donc bien d'un problème culturel - les hommes ne sont pas "par nature" plus violents que les femmes. Dès lors, il y a lieu de s'étonner : quels éléments, dans notre culture "latine", conduisent la violence à s'avérer un phénomène essentiellement masculin et dirigé contre les femmes ?<br /> <br /> L’amour noble est aux antipodes de ces atrocités. Mieux que personne, peut-être, Platon en a tracé un portrait admirable dans un texte célèbre, le Banquet, ouvrage parfaitement lisible par des élèves de Terminale et lecture plus que conseillée. Dans le Banquet, plusieurs convives se retrouvent chez un jeune poète, Agathon, qui vient de remporter le prix de la tragédie. Pour animer le repas, les invités choisissent de prononcer chacun un discours sur Eros, le dieu de l'amour, et de chanter ses louanges. Chacun parle à son tour. Avant d'aller plus loin, il convient de souligner la "mise en scène" du dialogue : dernier arrivé au banquet, Socrate s'est arrangé pour s'asseoir à droite du jeune et séduisant Agathon ; aussi parlera-t-il le dernier (177e) - ce qui lui assurera, quoiqu'il s'en défende, un avantage important ; car au-delà du jeu d'esprit, louer le dieu de l'amour a pour but principal de lui rendre grâce pour se concilier ses faveurs (177d). Certain de l'emporter, Socrate se vante de "ne savoir que l'amour" (177e).<br /> <br /> Les premiers discours (de Phèdre, de Pausanias et d'Eryximaque) présentent un intérêt incomparablement moindre que les trois derniers. Phèdre vante les excellentes inspirations que nous livre Eros, qui nous conduit à faire le bien de notre amant, donc à la vertu. Pausanias distingue quant à lui l'Eros vulgaire (le commerce charnel) et l'Eros céleste (qui parle à l'esprit) : il s'ensuit un éloge mesuré, où Eros montre un visage double, tantôt laid et tantôt beau. Eryximaque s'efforce d'exalter Eros jusqu'à des proportions cosmiques : il l'identifie en effet au principe d'harmonie qui, selon lui, règle toute la nature. <br /> <br /> Le dialogue (ci-contre, les élèves de Platon, mosaïque de Pompéi) s'anime lorsque Aristophane prend la parole, narrant le mythe de l'androgyne, déjà mentionné, et insistant sur la toute-puissance de l'amour. A sa suite, Agathon entreprend d'énumérer les vertus d'Eros, en particulier sa beauté, sa délicatesse et sa bonté. Vient enfin le tour de Socrate, qui commence par railler ironiquement les autres : "Je me suis rendu compte que j'étais ridicule en vous promettant de faire ma partie avec vous dans l'éloge d'Eros et en me vantant d'être expert en amour, alors que je n'entendais rien à la manière de louer quoi que ce soit. je pensais en effet, dans ma simplicité, qu'il fallait dire la vérité sur l'objet, quel qu'il soit, que l'on loue [...] mais il paraît que ce n'était pas la bonne méthode, que c'était, au contraire, d'attribuer au sujet les qualités les plus grandes et les plus belles possibles, vraies ou non, la fausseté n'ayant aucune importance" (198d-e). Après cette exorde, il interroge Agathon et l'amène a avouer que Eros n'est ni beau ni bon, puisqu'il nous pousse à désirer le bon et le beau - or évidemment, on ne désire jamais que ce dont on manque. Si donc c'est bien Eros qui, en nous, nous pousse vers ces biens, alors il n'est lui-même ni beau ni bon. Après avoir ainsi mis Agathon en difficulté, Socrate propose alors un enseignement positif sur l'amour ; à ce moment, un événement unique dans le corpus platonicien s'accomplit : Socrate se contente de rapporter les propos d'un tiers, qu'il endosse entièrement. Plus remarquable encore : le tiers en question est une prêtresse de Mantinée, nommée Diotime. Après six discours prononcés par des hommes, le dernier mot - et le plus expert, semble-t-il - revient à une femme - fait d'autant plus troublant que plusieurs passages du Banquet prônent explicitement la supériorité des hommes sur les femmes (notamment dans le discours de Pausanias, 181c, et celui d'Aristophane, 191e-192a).<br /> <br /> Qu'enseigne Diotime ? Que l'amour constitue un cas particulier d'un désir plus profond et plus général à la fois : le désir d'immortalité. La procréation chez les animaux, l'enfantement chez les humains, en procèdent car les parents poursuivent, en quelque sorte, leur vie dans celle de leur progéniture, tout en espérant que les enfants garderont mémoire de leur parents, après leur mort. Il en va de même chez les poètes et les tragédiens, travaillés par un même désir d'immortalité, bien qu'ils soient féconds par l'esprit plutôt que par le corps ; mais comme les simples particuliers, ils aspirent à une gloire qui perdurerait après leur mort, afin qu'on garde leur souvenir ; de même encore pour les hommes d'Etat et les législateurs. Une échelle commence à s'esquisser, que Diotime explique exhaustivement un peu plus loin :<br /> Il faut, dit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but [l'immortalité] commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. En premier lieu, s’il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n’aimera qu’un seul corps, et alors il enfantera de beaux discours puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté d’un autre corps et que, si l’on doit chercher la beauté qui réside en la forme, il serait bien fou de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside en tous les corps. Quand il aura compris cela, il deviendra amoureux de tous les beaux corps, et son violent amour d’un seul se relâchera : il le dédaignera, il le jugera sans valeur.<br /> Ensuite, il estimera la beauté des âmes plus précieuse que celle des corps, en sorte qu’une personne dont l’âme a sa beauté sans que son charme physique ait rien d’éclatant, va suffire à son amour et à ses soins. Il enfantera des discours capables de rendre la jeunesse meilleure ; de là il sera nécessairement amené à constater la beauté dans les actions et dans les lois, et à découvrir qu’elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps soit peu de chose à son jugement.<br /> Ensuite, des actions humaines, il sera conduit aux sciences, pour en apercevoir la beauté et, les yeux fixés sur l’immense étendue qu’occupe le beau, cesser désormais de s’attacher comme le ferait un esclave à la beauté d’un jeune garçon, d’un homme ou d’une seule action – et renoncer à l’esclavage qui l’avilit et lui fait dire des pauvretés. Qu’il se tourne au contraire vers l’océan du beau, qu’il le contemple, et il enfantera de beaux discours sans nombre, magnifiques, des pensées qui naîtront dans l’élan généreux de l’amour du savoir, jusqu’à ce qu’enfin, affermi et grandi, il porte les yeux vers une science unique, celle de la beauté dont je vais te parler. […]<br /> L’homme guidé jusqu’à ce point sur le chemin de l’amour contemplera les belles choses dans leur succession et leur ordre exact ; il atteindra le terme suprême de l’amour et soudain il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque-là, une beauté qui tout d’abord est éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin, qui ensuite n’est pas belle par un côté et laide par un autre, qui n’est ni belle en ces temps-ci et laide en ces temps-là, ni belle sous un tel rapport et laide sous tel autre, ni belle ici et laide ailleurs, en tant que belle pour certains et laide pour d’autres.<br /> Et cette beauté ne lui apparaîtra pas comme un visage, ni comme des mains ou rien d’autre qui appartienne au corps, ni non plus comme un discours ni comme une connaissance ; elle ne sera pas non plus située dans quelque chose d’extérieur, par exemple dans un être vivant, dans la terre, dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et par elle-même, éternellement jointe à elle-même par l’unicité de sa forme, et toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté de telle manière que la naissance ou la destruction des autres réalités ne l’accroît ni ne la diminue, elle, en rien, et ne produit aucun effet sur elle. <br /> Quand, à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève, grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, et qu’on commence d’apercevoir cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Suivre, en effet, la voie véritable de l’amour, ou y être conduit par un autre, c’est partir, pour commencer, des beautés de ce monde pour aller vers cette beauté-là, s’élever toujours, comme par échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, puis de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des actions aux belles sciences, jusqu’à ce que des sciences on en vienne enfin à cette science qui n’est autre que la science du beau, pour connaître enfin la beauté en elle-même.<br /> Platon, le Banquet, 210a-e<br /> <br /> Chaque étape de cette élévation appelle son propre dépassement vers un degré de généralité plus grand, de la beauté singulière d'un seul beau corps jusqu'au Beau absolu, qui commande une contemplation tout aussi absolue. L'amour noble, dont le premier échelon consiste à passer de l'attirance physique pour un seul beau corps à l'attirance morale pour les belles âmes, culmine dans l'amour des Idées, et en particulier de l'Idée de Beau - laquelle absorbe tous les soins de celui qui l'atteint. Aussi se détourne-t-il sans peine des désirs charnels - d'où le terme d'« amours platoniques ». A chaque échelon, du reste, la fécondité intellectuelle de l'apprenti s'accroît : des poèmes destinés à séduire sa belle dans l'adolescence, il passe aux discours moraux, aux traités de science, puis à la description des Idées - c'est-à-dire à la philosophie. Le discours de Diotime dans le Banquet constitue, en quelque sorte, l'indispensable complément de l'allégorie de la Caverne dont il livre une clef essentielle : le philosophe ose sortir de la Caverne en dépit des difficultés cruelles du chemin, tiré par l'amour du savoir. L'être mystérieux qui libère le futur philosophe de ses chaînes, c'est Eros. Philosopher se confond avec aimer la sagesse de toutes ses forces. <br /> <br /> Socrate achève à peine son discours que déjà Aristophane se prépare à lui répondre ; mais soudain un tumulte se fait entendre à l'extérieur et un nouveau protagoniste fait son entrée. C'est Alcibiade, un jeune général athénien et ancien amant de Socrate, qui arrive à grand bruit pour couronner Agathon. Complètement ivre, Alcibiade se présente comme une figure de Dionysos. Il n'est pas peu surpris, ni peu fâché, de trouver Socrate assis à côté d'Agathon, et manifestement sur le point de le séduire. Pourtant, après une brève colère, le nouveau venu, convié à boire avec les autres, accepte de s'asseoir et de se calmer. Pressé par les convives de prononcer à son tour l'éloge d'Eros, cependant, Alcibiade refuse tout net et préfère déclamer un vibrant hommage à Socrate. Ce dernier se trouve ainsi substitué, voire identifié, à Eros lui-même, couronné maître en amour, et élevé au rang des dieux.
B
Allons plus loin : <br /> On peut admettre que les plaisirs se divisent en plaisirs du corps et en plaisirs de l’âme. Comme exemples de plaisirs de l’âme nous avons l’ambition et l’amour du savoir : en effet, pour chacun de ces cas on trouve son plaisir dans l’objet qu’on est porté à aimer sans que le corps en soit affecté en rien, mais c’est plutôt l’esprit qui l’est. Mais ceux qui recherchent [sans frein ni mesure] les plaisirs de l’ambition ou du savoir ne sont appelés ni modérés ni déréglés, et il en est de même pour tous ceux qui se livrent aux autres plaisirs non corporels […]. <br /> Aristote, Ethique à Nicomaque, 1117b 27-36<br /> <br /> On peut blâmer les passions lorsqu'elles portent sur les plaisirs corporels et sur les questions du caractère ; mais les plaisirs de l'esprit, à commencer par l'amour du savoir (la science), le goût du beau (les arts) et l'amitié pour la sagesse (la philosophie), peuvent, et même doivent, être poursuivis jusqu'à la démesure. C’est Aristote lui-même qui le dit ! Le penseur de la mesure, du juste milieu, de la modération, de la tempérance ! On y reviendra lors du cours sur la justice ; en attendant, ne croyez pas à cette image d’Epinal selon laquelle le philosophe est un personnage rangé, pusillanime, rassis, tiède. Les vrais philosophes, les premiers couteaux, sont tout au contraire des passionnés, peut-être même des exaltés. Ce ne sont jamais des universitaires poussifs, ni des Assis haïs de Rimbaud.<br /> <br /> Techniquement, nous pourrions ici nous lancer dans la question religieuse ; mais auparavant, sans d’ailleurs me détourner de la route, j’aimerais introduire une parenthèse sur l’amour. <br /> <br /> <br /> III. L’amour, intermédiaire entre désir et passion<br /> <br /> Révélateur d’un manque, le désir appelle une complétude : fini, l’humain connaît le manque. L’amour (eros) apparaît initialement comme un désir parmi d’autres ; mais sa nature, intimement liée à la conservation de l’espèce et à l’instinct de reproduction, l’élève au-dessus de tous les autres désirs, et le rapproche des passions. Dans le Banquet de Platon, Aristophane explique cette puissance de l'amour par un célèbre mythe dit "de l'androgyne" (189e-193a). Au début des temps, raconte le poète, les humains possédaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils possédaient deux sexes, et ressemblaient, à tous points de vue, à des siamois attachés par le dos. Ces créatures fabuleuses, hélas, péchèrent par leur orgueil : elles prétendaient rivaliser avec les dieux. Aussi Zeus les frappa-t-il de sa foudre, les coupant toutes en deux. Depuis lors, chaque humain cherche, éperdument, sa moitié. <br /> <br /> Ce n’est pas un hasard si l’amour fournit tant de matière à l’art ; et si Epicure accorde une grande place à l'amitié (philein) dans ses écrits, on s'étonne beaucoup de ne pas trouver l'amour au nombre des désirs nécessaires, tant il est vrai que, sans amour, la vie paraît s'affadir, perdre tout sens et, pire, toute valeur. Tous ceux et celles qui ont un jour essuyé un refus ou connu une rupture en ont fait l'amère expérience. Plus que de pain et d'eau, alors, nous avons besoin d'amour ; et ce besoin universel, cette soif cosmique d'affection, présente une portée si immense qu'il atteint le divin. Le christianisme le proclame : Dieu est amour ; Dieu n'est qu'amour ; et le but le plus noble de l'existence humaine consiste à accueillir toutes les créatures, bonnes ou mauvaises, belles ou laides, dans un même amour universel (agapê). Ces thèmes seront repris dans le cours sur la religion. Pour l'heure, concentrons-nous sur l'amour-eros, celui qui constitue le sujet du Banquet de Platon.<br /> <br /> <br /> 1) Une (re)connaissance mutuelle<br /> <br /> D’abord, il convient de discerner l’amour proprement dit de la simple attirance physique ; de l’aventure ; de la volonté de puissance ; d’une volonté de statut social. L'amour authentique n'est pas intéressé : il se donne sans calcul de profit. <br /> <br /> Hegel affirme que le désir le plus profond de chaque individu (de chaque "conscience de soi") vise à être reconnu par une autre conscience de soi que l'individu reconnaît comme telle. Ce désir fondamental porte ainsi une double exigence. Primo, le sujet veut être reconnu. La terreur primale de se retrouver seul, la crainte d'être ignoré, non pas méprisé mais méconnu, de passer incognito parmi les autres sans leur laisser le moindre souvenir ni même la moindre impression, nous tourmente, nous autres animaux politiques, peut-être plus profondément que la crainte d'être haï. L'âme hurle : peu me chaut de paraître ange ou démon, ami ou ennemi, chef ou souffre-douleur, ou n'importe quoi d'autre, pourvu que je sois quelqu'un, bon sang ! Quelqu'un ! Secundo, le sujet veut être reconnu par un autre sujet - en particulier par un autre sujet libre de le reconnaître ou non. Raison pour laquelle, chez Hegel, le Maître, même reconnu comme tel par l'Esclave (c'est d'ailleurs ce qui le rend pleinement Maître), n'en tire pas de réelle satisfaction. Obliger autrui à tenir compte de nous par la violence, la menace ou la manipulation, fausse la valeur que nous pouvons accorder à cette reconnaissance, laquelle n'a de sens que dans la spontanéité et dans l'authenticité. A première vue, rien là de bien terrible ; et cependant, ces exigences secrètent chacune des conséquences plus subtiles. <br /> <br /> Lorsque, dans la première exigence, le sujet veut être quelqu'un, il se place d'emblée au-dessus des simples choses. Non seulement il veut exister dans l'esprit d'autrui, mais encore il veut exister en tant que personne. Primo Levi narre, au chapitre X de Si c'est un homme, sa terrifiante confrontation avec le regard du Dr Pannwitz, lequel ne voit qu'un corps (au sens chimique du terme) dans le déporté. Aspirer à la reconnaissance personnelle élève le niveau d'exigence : nous souhaitons atteindre une empathie avec l'autre qui excède de beaucoup la seule entente sensuelle. Une relation pleinement satisfaisante requiert une "accointance" émotionnelle, morale et intellectuelle - laquelle domine la relation amoureuse au point que, dans la communion des âmes, elle balaye toutes les questions de beauté corporelle. Handicapés, accidentés, défigurés, malades incurables, nul n'est exclu de la relation amoureuse. Ajoutons, puisqu’il s’agit de relations d’abord sentimentales, que l'amour peut naître en dépit d'écarts d'âge très importants, malgré des distances culturelles énormes, et au-delà de différences sociales radicales. Les clivages, les démarcations les plus radicaux, se laissent surmonter, dépasser, transcender par cette puissance apaisante, réconciliante, unifiante, purificatrice. Un beau proverbe marocain rappelle : "Lorsque les amants se tiennent par la main, le péché passe entre eux comme le sable du désert entre les doigts." <br /> <br /> Ajoutons encore, puisque l'amour n'est pas d'abord une relation grossièrement physique ou bestialement reproductrice, qu'on peut évidemment s'éprendre d’un être du même sexe que le sien. Il est même possible, dans cette dominante sentimentale, de rencontrer des relations authentiquement amoureuses exemptes d'union charnelle : on les appelle "amours platoniques", relations d'ailleurs très communes dont "l’amour filial" est l'exemple le plus courant. Terminons à ce sujet en complétant : ces amours filiales prouvent, à l'arrivée d'un nouveau-né dans la fratrie, qu'on peut aimer simultanément plusieurs personnes à la fois. Vos parents - du moins je vous le souhaite ! - vous aiment autant que vos frères et sœurs. Ni plus, ni moins, ni différemment : exactement autant, exactement de la même manière (il n'est donc nullement illusoire d'espérer atteindre l'amour universel de l'agapê).<br /> <br /> Par ailleurs, la seconde exigence induit une autre conséquence. Dès lors que la liberté d'autrui donne, à nos yeux, sa valeur à la reconnaissance qu'il nous accorde, alors nous refusons de forcer cette reconnaissance d'autrui et nous renonçons aux effets de séduction, physique ou morale, auxquels nous pourrions avoir recours. Bien sûr, nous pouvons affabuler, mentir à autrui, et le séduire de la sorte ; mais dans quelle estime tiendrons-nous l'âme crédule qui se laisse prendre à ces tours ? Nous savons dès les prémices qu'une relation engagée sur ces bases faussées ne pourra pas s'avérer pleinement satisfaisante. Il s'agit donc de se désaffubler. Aussi curieux que cela puisse paraître, l'individu veut être reconnu pour ce qu'il est (faiblesses et vices compris), et non pas admiré tel qu'il se rêve.<br /> <br /> A ce stade, une question gênante mérite d'être soulevée : si en effet nous voulons que l'autre reste libre de nous reconnaître ou non, alors nous lui accordons de facto une liberté d'interprétation qui autorise la méprise, l'erreur, la confusion et... l'incompréhension. Il est même certain que ce risque existe ; car si j'étais entièrement transparent à l'autre, eh bien, nous n'aurions pas grand-chose à nous dire ! La différence avec l'autre peut paraître un obstacle, mais il s'agit d'un obstacle fécond, condition même de la poursuite de la relation. Les discussions passionnées qu'exige notre soif d'empathie intellectuelle supposent sans doute une communauté de goûts, mais sûrement pas une identité de vues, la plus stérile des ententes. L'amour demande une altérité radicale, une différence que nous surmonterons ensemble - au risque de l'incompréhension et de la brouille.<br /> <br /> Et c'est là le miracle ! Le risque est énorme : cette conduite apparaît complètement déraisonnable. Nous savons les dangers auxquels nous nous exposons, à nous ouvrir à autrui en toute sincérité. Des expériences précédentes et malheureuses ont pu me convaincre de cacher mes sentiments, de me tenir sur mes gardes, de me méfier ; des personnes mal intentionnées, ensuite, ont pu prendre mon attitude pour de la morgue hautaine, et, avec un peu d’humour, un doigt de provocation, un soupçon de dureté, ils ont pu me mettre au défi d’accomplir certains actes ; par fierté, j’ai pu relever ces défis et essuyer des humiliations qui n’ont, évidemment, que renforcé mon armure… et soudain, te voilà, et l'armure tombe. Voilà que j'ose me montrer. Même si, par là, je m’expose à tes sarcasmes, à tes rebuffades, à une déception, à une rupture, le jeu en vaut la chandelle ; je m’avance à visage découvert, je m’élance avec bienveillance, avec confiance : me voici. C’est moi !<br /> <br /> L’amour constitue, ainsi, une merveilleuse histoire : la reconnaissance immédiate (tout à coup, à l’instant où nous nous découvrons, survient une empathie spontanée) s'approfondit dans une connaissance réciproque (par la discussion, le temps passé ensemble, les anecdotes communes, les fous rires secrets, l’aventure de l’exploration charnelle), et culminant dans une co-naissance mutuelle : par l’amour, nous renaissons l’un par l’autre, l’un pour l’autre - car bien sûr, de nous être rencontrés, nous voilà bouleversés. La relation intime nous métamorphose. De cette intimité peuvent ensuite fleurir des sentiments plus subtils comme la tendresse, l’affection, la bonté, la gratitude, l'attachement, bref, la reconnaissance au sens sentimental du terme ; mais il faut encore souligner un point : la métamorphose réciproque des amants induit une persistance de l'altérité dans la relation amoureuse. Sitôt amoureux, je ne suis plus tout à fait celui dont tu es tombé-e amoureux-se. Ma moitié me reste étrangère malgré les fulgurantes communions où nous sommes, comme on dit, "complètement en phase". Et c'est tant mieux ! Parce que l'autre, si proche que nous nous approchions, me reste opaque, il garde son mystère fascinant, toujours encore à découvrir. Malgré notre complicité qui nous permet à l'occasion de nous comprendre sans un mot, nous ne nous serons jamais tout dit. Toute relation amoureuse, par ses reprises et ses élans alternés, est potentiellement éternelle, et les amants savent retomber amoureux l'un de l'autre, plusieurs fois.<br /> <br /> On pourrait même affirmer que la surprise, l'imprévu et l’inattendu entrent pleinement dans l’amour sans quoi la relation se désagrège en réponses radotées, en rituels figés, en habitudes poussiéreuses, en banalité stéréotypée. L’amour résiste aux querelles, mais pas à l’ennui. Le rêve du robot érotique, ou du partenaire construit de toutes pièces, comme dans Pygmalion de G. B. Shaw, se dissout toujours dans la morne grisaille du prévisible. Autre paradoxe, et second miracle : car en effet, j'ai pu me confectionner une foule de fantasmes chamarrés, archétypaux, depuis l’amante de cœur attentive et délicate jusqu’à la guerrière farouche et austère, depuis la beauté rayonnante, écrasante comme un soleil, jusqu’à la perle discrète et capiteuse – comme écrirait ironiquement Rimbaud : "Oh, là, là ! que d’amours splendides j’ai rêvées"... et voilà que la réalité dépasse la fiction. Tu n’es pas du tout comme je t’imaginais, et pourtant notre relation s'avère beaucoup plus féconde et palpitante que tout ce que j’ai espéré. <br /> <br /> <br /> La passion amoureuse, l’amour contrarié :<br /> <br /> Le désir amoureux atteint une intensité telle qu'aucun autre désir ne peut rivaliser avec lui en puissance. Avec une facilité déconcertante, il nous propulse dans l'obsession et l'exaltation ainsi que cela arrive à Cyrano de Bergerac, dans la scène du balcon (acte III scène 7 ; le texte intégral est disponible ici) : ivre de volupté, il déclare à Roxane : "Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot / Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, / Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne ! / De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé. / Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai / Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !" Dans sa fièvre, Cyrano en dit trop : livrant ce détail, il oublie qu'il parle au nom de Christian, et qu'à l'époque de ce changement de toilette, Christian n'avait pas encore rencontré Roxane. Pourtant celle-ci, emportée par ce torrent d'éloquence, se pâme et ne s'aperçoit de rien. <br /> <br /> Du fin’amor au fol amour, le chemin n'est pas long - surtout lorsque le sentiment a été longtemps tu, ou retenu, à cause de circonstances extérieures contraignantes (dans le cas de Cyrano, son complexe d'infériorité en raison de son nez qu'il juge laid et ridicule). L’amour impossible, éprouvé en silence, atteint des pics émotionnels incroyables - et remarquons qu'il s'agit d'une situation somme toute très confortable, quand on n'a pas encore la force et l'audace de quitter son armure. Cependant, même quand l’amour est possible, l’extrême intensité du sentiment amoureux se conjugue fréquemment à l'exclusif. L'opinion commune (et la loi prohibant la polygamie) estime volontiers qu'on ne peut aimer qu'une personne à la fois (nous avons déjà indiqué les nuances qu'il convenait d'apporter à cette thèse). Il faut aussitôt signaler le danger de cette exclusivité et son inévitable complément : la jalousie dévorante. L'amoureux exalté, tout à son bonheur, prend naturellement ses amis à témoin : il veut qu'eux aussi reconnaissent l'objet de son amour comme aimable (souvent, d'ailleurs, l'ami-e reste assez sceptique et se demande ce que son-sa camarade peut bien trouver à cette grue, ou à cet âne). <br /> <br /> Le risque est cependant évident : que l'ami, en effet, trouve la personne en question fort à son goût ! Le couple évolue alors vers la configuration, bien connue, du triangle amoureux, qu'on retrouve dans Tristan et Iseult aussi bien que dans L'Âge mûr de Camille Claudel (ci-contre). Comment occulter, alors, la face obscure de l'amour ? Shakespeare démonte, dans sa tragédie Othello), l'engrenage implacable de la jalousie, du soupçon infondé à la folie meurtrière. La fureur aveugle de l'amant trompé constitue d'ailleurs le revers de la soif de vengeance face à la mort de l'amant. Lorsque Hector abat Patrocle sous les murs de Troie, Achille, l'amant de Patrocle, défie Hector en duel. Victorieux, Achille attache le cadavre d'Hector à son cheval et le traîne au grand galop autour des murailles trois jours durant. Il faut que Zeus lui-même intervienne pour que Achille consente enfin à abandonner la carcasse défigurée du plus grand soldat troyen. Il faut souligner que le meilleur guerrier, dans la pensée grecque, est homosexuel. Rien là que de très normal : les Spartiates, peut-être les combattants les plus braves que le monde ait jamais connu, l'avaient bien compris. Lorsqu'on bataille aux côtés de son amant, on donne toujours le meilleur de soi-même, au péril de sa vie, et cela de gaité de coeur. <br /> <br /> Bien conscient des problèmes conjuguaux, et désireux que son élève, Emile, demeure heureux en ménage avec Sophie, Jean-Jacques (l'alter ego de Rousseau dans l'Emile ou de l'Education), au lieu de s'éloigner des jeunes mariés, reste à leur disposition, confident discret, fidèle et toujours attentif, décidé à rétablir la communication entre les époux s'ils en viennent aux silences ambigus. Une version douce du triangle amoureux apparaît alors. On peut s'étonner de cette solution, qui semble de très loin la meilleure sous la plume de Rousseau. Pourtant, si Othello finit par assassiner Desdémone, c'est précisément parce qu'il rompt toute discussion avec elle, et qu'entre les époux ne règne plus qu'un mutisme pesant. Il suffirait qu'Othello parle à sa femme, ou qu'il entende ses questions, pour qu'ils se réconcilient ; mais le diabolique Iago s'efforce - et parvient, avec une malice, une assurance et une sérénité à glacer le sang - à rendre suspectes toutes les répliques de Desdémone. Englué dans son soupçon, Othello n'écoute plus rien, et s'abandonne au poison de la jalousie (ci-contre, mise en scène de E. Alkazi, National School of Drama, Dehil, 1969).<br /> <br /> Sans aller jusque dans ces extrémités tragiques, même si toute relation amoureuse est potentiellement éternelle, il arrive parfois, malheureusement, que deux partenaires découvrent, après plusieurs années de vie commune, qu'ils ont "fait le tour", et qu'ils n'ont plus rien à se dire. Enkystés dans un ennui qu'ils n'ont pas vu (parfois pas voulu voir) apparaître, les conjoints s'aperçoivent tout à coup qu'ils ne se supportent plus ; et le couple se disloque. Non qu'ils se haïssent : seulement, ils expérimentent l'amertume du désamour, la vacuité de la désaffection. Ce n'est la faute de personne ! Ce n'est d'abord jamais la faute des enfants, mais souvent, ce n'est même jamais la "faute" des parents. Les divorces pour faute restent rares : dans la majorité des cas, aucun des deux partenaires n'a commis de "tort" ; mais ils ont, tous deux, laissé la banalité prendre le dessus, en catimini, au fil des ans. (A ce sujet, il ne faut jamais faire d'enfant dans l'espoir de provoquer un mariage ou d'éviter un divorce : ça ne marche évidemment jamais.)<br /> <br /> Il ne paraît pas inutile, à ce stade, de signaler les obligations liées au mariage. Mieux vaut les méditer attentivement avant de s'engager : le jour où M. le Maire vous les lira, vous aurez les yeux rivés aux yeux de votre futur conjoint, et vous n'écouterez rien. Pourtant, le contrat de mariage emporte des contraintes assez lourdes. <br /> Article 212 : Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.<br /> <br /> Le Code prend le mariage très au sérieux. Non seulement les époux doivent s'entraider en toutes circonstances comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde, mais encore ils se doivent fidélité. Les ménages modernes prétendument "libérés" restent illégaux. Plus exactement, aux yeux de la loi, l'adultère constitue une faute justifiant un divorce aux dépens du conjoint infidèle. Evidemment, cela reste une simple faculté ; on veut croire que, s'il aime vraiment son conjoint, l'époux trompé trouvera le courage de pardonner ; mais on veut croire aussi, si les époux s'aiment vraiment, qu'ils ne sentiront pas dans le lien de fidélité le poids insupportable d'une chaîne ! <br /> Article 213 : Les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille. Ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir.<br /> <br /> "Ensemble". L'adverbe apparaît capital. Aucun des deux époux, même après le divorce, ne peut prendre seul les décisions concernant l'éducation, l'orientation professionnelle ou les choix moraux et religieux pour l'enfant. Mieux vaut en parler avant ! Les "méthodes d'éducation" divergent parfois du tout au tout, et entre l'autoritarisme strict et le laxisme permissif, des débats virulents dégénèrent volontiers en brouille. Les époux assurent ensemble la direction "morale et matérielle" de la famille. Jeter du fric sur la table n'exonère en rien des responsabilités éducatives qui échoient aux parents. Ils peuvent peut-être payer une nounou, mais l'ambition professionnelle ne devrait jamais primer l'amour familial - lequel ne peut jamais se confondre avec le nombre et le prix des cadeaux dont on couvre l'enfant. Dernière remarque : les parents "préparent l'avenir" de l'enfant. Peu importe ce que les parents auraient aimé que leur enfant devienne : son avenir, dans un monde qui ne sera pas celui dans lequel les parents ont vécu, reste prioritaire, compte tenu de ses goûts et de ses capacités. Admettons qu'il faut beaucoup d'amour pour accepter - et pour vouloir - que l'enfant s'éloigne ainsi de la route qu'on avait tracée pour lui ; mais on veut croire la majorité des parents capables d'un tel amour.<br /> Article 214 : Si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives.<br /> Si l’un des époux ne remplit pas ses obligations, il peut y être contraint par l’autre dans les formes prévues au code de procédure civile. <br /> <br /> Oui, parlons un peu gros sous. En l'absence de contrat de mariage, les époux contribuent aux charges communes au prorata de leurs revenus. Si Madame gagne dix fois le salaire de Monsieur, elle règle les neuf dixièmes des dépenses liées au ménage. La loi prévoit des saisies sur salaire à l'encontre de l'époux qui refuserait de régler sa contribution - ou du divorcé qui refuserait de régler la pension alimentaire - mais, plus encore qu'ailleurs, un mauvais arrangement vaut ici mieux qu'un bon procès. Rien de pire, pour un couple, que d'immiscer un juge dans les portefeuilles.<br /> Article 215 : Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie.<br /> La résidence de la famille est au lieu qu’ils choisissent d’un commun accord. […]<br /> <br /> Un article d'apparence anodine : on espère bien que les époux se sont mis d'accord pour choisir leur logement ! En fait, c'est le premier alinéa qui dispose une importante obligation : les époux s'obligent à une communauté de vie. Ils doivent vivre ensemble, c'est-à-dire cohabiter. Un époux se soustrairait à cette obligation (par exemple en quittant le domicile conjugal après une dispute) commettrait le délit d'abandon de famille (article 227-17 du Code pénal). Cet article a posé, en pratique, des problèmes épineux. Au départ de certaines procédures de divorce, par exemple, certains conjoints ont eu la très mauvaise surprise de rentrer du travail et de découvrir toutes leurs affaires sur le pas de la porte, les serrures ayant été changées. Dans une telle circonstance, il convient de se rendre au commissariat le plus proche pour déposer une main courante constatant la situation - faute de quoi, l'autre conjoint pourrait justement porter plainte pour abandon de famille !<br /> Article 220 : Chacun des époux a pouvoir pour passer seul les contrats qui ont pour objet l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants : toute dette ainsi contractée par l’un oblige l’autre solidairement. […]<br /> <br /> Que c'est désagréable ! Si Madame vient d'acheter un monospace qu'elle n'avait pas les moyens de s'offrir, Monsieur est obligé de payer pour elle, même si Monsieur n'est pas du tout au courant de l'achat. La situation vaut évidemment en sens inverse, si Monsieur, pris d'une lubie, décide de s'acheter un scooter des mers (la crise de la quarantaine, parfois, c'est quelque chose !).<br /> Article 223 : Chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage.<br /> Code civil, Livre I, Titre V, chapitre VI "Des devoirs et des droits respectifs des époux"<br /> <br /> Jeunes filles, cet article constitue l'une des victoires importantes du féminisme. Voici seulement cinquante ans, l'épouse n'avait pas de patrimoine personnel. Son salaire restait intégralement géré par son mari (qui pouvait, par exemple, judicieusement l'investir en misant tout sur Mélinda Baby, dans la 5ème à Auteuil). Aujourd'hui, une fois qu'elle a réglé sa participation aux dépenses du ménage, Madame jouit d'une totale liberté dans l'utilisation de son revenu. Elle n'a pas l'obligation d'en rendre compte à son mari. <br /> <br /> Cette lecture du Code le montre : le mariage constitue un engagement majeur. Il vaut mieux y réfléchir avant, en parler avant, et éviter de se marier pour de mauvaises raisons. En particulier, mieux vaut résister aux tentations grégaires : que de couples s'égarent dans le mariage (et se déchirent dans le divorce) "parce que tout le monde le fait" ou, pire, par crainte de rester seul, voire par la peur du ridicule si l'on est le dernier de la bande de copains à se marier. D'une manière générale, il convient aussi de tenir compte du fait que les corps changent au fil des ans. On a beau s'amuser beaucoup, et bien faire la teuf ensemble, les beautés fanent, et la fatigue gagne. Aussi sera-t-il prudent de s’attacher aux facultés de l’esprit et à la bonté du cœur - en somme, de rechercher l’amour noble.
B
II. Les passions <br /> <br /> L’étymologie connote négativement le mot : la passion est un mouvement de souffrance (le terme vient du verbe latin patior, pati, « subir »). La passion désigne d'abord la souffrance physique (en particulier le calvaire du Christ : ci-contre, Golgotha, (c) de Serguei Chepik) ; dans une acception atténuée, elle désigne le contraire de l'action et devient synonyme de « supporter, pâtir » (on l'emploie en ce sens lorsqu'on parle de "passivité" ou de la "voix passive" en grammaire. Notons sur ce point que « souffrir », en français ancien, peut aussi prendre le sens atténué de « tolérer » ("Non je ne puis souffrir cette lâche méthode / Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode" écrit Molière dans le Misanthrope). <br /> <br /> <br /> 1) Démesure de la passion<br /> Peut se qualifier de passion toute émotion violente susceptible de se changer en fureur, en frénésie. Elle est exactement le contraire de l’ataraxie visée par les stoïciens et les épicuriens. Adverse de la mesure, elle constitue le meilleur exemple de la hubris condamnée par les Grecs. Facteur de désordre, elle est susceptible de causer de grandes souffrances, non seulement pour celui qu'elle consume mais aussi pour ses proches, témoins impuissants d'une irrépressible déchéance. Telle est même la différence fondamentale entre passion et désir : dans la passion, plus personne ne ressent de plaisir. L'alcoolique chronique qui se ressert, le joueur invétéré qui mise son dernier sou, l'affabulateur qui s'empêtre dans ses mensonges, l'anxieux qui s'imagine persécuté par tous ses proches, l'avare torturé par l'insomnie, agissent de manière compulsive. La frontière avec la folie paraît ténue ; cependant, dans la plupart des cas, les passionnés savent fort bien qu'ils vont à l'encontre de leur intérêt immédiat, et qu'ils se condamnent au malheur. Pour eux, la phrase d'Ovide : "Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal" résonne d'un timbre particulier. N'oublions pas, on s'en voudrait de l'omettre, cette funeste et paradoxale passion d'avoir raison, le fanatisme sous ses variantes religieuses, politiques ou idéologiques. Pourtant, c'est dans la passion amoureuse que le phénomène atteint son intensité maximale, ainsi dans ce saisissant autoportrait : <br /> <br /> PHÈDRE<br /> Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Egée <br /> Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,<br /> Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,<br /> Athènes me montra mon superbe ennemi.<br /> Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;<br /> Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;<br /> Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;<br /> Je sentis tout mon corps et transir et brûler.<br /> Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,<br /> D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.<br /> Par des vœux assidus je crus les détourner :<br /> Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;<br /> De victimes moi-même à toute heure entourée,<br /> Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.<br /> D’un incurable amour remèdes impuissants !<br /> En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :<br /> Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,<br /> J’adorais Hyppolite ; et le voyant sans cesse,<br /> Même au pied des autels que je faisais fumer,<br /> J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer.<br /> Je l’évitais partout. Ô comble de misère !<br /> Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.<br /> Contre moi-même enfin j’osai me révolter :<br /> J’excitai mon courage à le persécuter.<br /> Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,<br /> J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;<br /> Je pressai son exil, et mes cris éternels<br /> L’arrachèrent du sein et des bras paternels.<br /> Jean Racine, Phèdre, I, 3<br /> <br /> (Entre parenthèses, Gide, relisant la pièce de Racine, ne trouve rien d'autre à écrire que cette exclamation admirative : "Quels vers ! quelle suite de vers !"). Phèdre, jeune épouse de Thésée, aime secrètement Hyppolite, le fils que Thésée a eu d'un premier mariage. Cet amour adultère aux relents d'inceste exige de rester secret : aussi Phèdre, divisée entre attirance et silence, sombre-t-elle progressivement dans le crime : elle offre des sacrifices (peut-être même des sacrifices humains - le texte est ambigu) au cœur desquels elle introduit le blasphème puisque, si elle adresse ses prières à Vénus, elle vénère en fait Hyppolite. Pire : elle se montre détestable avec lui, et a même la cruauté de demander à Thésée d'exiler son propre enfant, ce qui entraînera sa mort dans des conditions vraiment atroces. Cette férocité sans frein terrorise ; et c'est à juste titre qu'on a voulu se prémunir contre la passion. <br /> <br /> <br /> 2) La guerre entre raison et passion :<br /> <br /> Ennemie de l’intérêt rationnel, la passion bataille contre l’intelligence. Au caprice démesuré de la passion répondent les appels à la raison et à la mesure. Face à la hubris, le logos. Tous, nous avons déjà senti ce tiraillement, cette déchirure intérieure, où notre tête s'oppose spontanément à nos viscères. L’humain se présente comme ce mélange étonnant d’ange et de bête. La guerre intérieure se confondrait avec la condition humaine.<br /> Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’y avait que la raison sans passions… S’il n’y avait que les passions sans raison… Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre : ainsi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.<br /> - Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir dieux ; les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes (Des Barreaux ). Mais ils ne l’ont pu, ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions, et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent ; et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui veulent y renoncer. <br /> Blaise Pascal, Pensées, 412-413<br /> <br /> Pascal esquisse ici une position pessimiste, qui semble estimer impossible toute "paix de l'âme", toute ataraxie sur le modèle stoïcien ou épicurien. Parce qu'il a un corps et un esprit qui tous deux poursuivent des fins non seulement différentes, mais contraires, il ne peut exister dans l'humain aucune conciliation définitive. L'harmonie intérieure ne peut être qu'un équilibre instable, éphémère, toujours menacé.<br /> <br /> Sitôt énoncé, cependant, ce point pose un problème ; si en effet nous estimons préférable de nous prémunir contre les passions, cette ligne de conduite requiert de nous une vigilance constante. La raison supportera-t-elle un tel stress ? D'ailleurs, que peut, au juste, la raison contre la passion ? Nous avons déjà indiqué plus haut que le passionné sait, le plus souvent, qu'il agit contre son intérêt, et cependant il ne peut s'en empêcher.<br /> <br /> La raison, impuissante ? Pourquoi ? Pour répondre à cette situation en apparence curieuse, examinons ce que peut la raison. Elle peut dénoncer une erreur ou un mensonge, et elle peut blâmer une conduite illicite ou immorale. Elle peut ainsi s'opposer à des passions qui se fondent sur un jugement faux (c'est le cas par exemple de l'affabulation) ou sur un jugement intolérable (la rage meurtrière par exemple) ; mais peut-on imaginer des passions qui ne se fonderaient ni sur un jugement faux, ni sur un jugement immoral ? <br /> Si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner. Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne complètement inconnue de moi. Il est aussi peu contraire à la raison de préférer à mon plus grand bien propre un bien reconnu moindre. Un bien banal peut, en raison de certaines circonstances, produire un désir supérieur à celui qui naît du plaisir le plus grand et le plus estimable ; et il n’y a rien là de plus extraordinaire que de voir, en mécanique, un poids d’une livre en soulever un autre de cent livres grâce à l’avantage de sa situation. Bref, une passion doit s’accompagner de quelque faux jugement pour être déraisonnable ; même alors ce n’est pas la passion qui est déraisonnable, c’est le jugement.<br /> David Hume, Traité de la Nature humaine<br /> <br /> Hume trace plusieurs limites à la raison dans sa bataille contre les passions. En particulier, l'instinct de conservation peut mener à des comportements passionnels que la raison se trouve incapable de combattre, puisque vouloir survivre n'est ni faux, ni immoral. A plus forte raison, la générosité, si fréquemment louée, qui peut dégénérer en prodigalité. On serait, de plus, tenté d'ajouter que la soumission à la loi, qui n'est ni fausse ni immorale en soi, peut entraîner une obéissance aveugle particulièrement cruelle, et face à laquelle la raison ne peut rigoureusement rien ; à plus forte raison, la raison ne peut-elle lutter contre le fanatisme, puisqu'elle semble en sortir glorifiée ! Le philosophe se trouve singulièrement démuni face à ces emballements, que le discours raisonnable ne parvient pas à enrayer.<br /> <br /> Dans ce cas, si la raison s'avère impuissante face à certaines passions, et si par ailleurs il existe des passions "bonnes" comme la générosité, alors le seul moyen que nous avons de lutter contre nos passions, c’est d’autres passions.<br /> Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans contrepoids ? Voilà l’inconvénient des caractères froids et tranquilles : tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations : mais s’il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu’attaqués ; et la raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n’a jamais de force pour résister au moindre effort. Je n’ai été tenté qu’une fois, et j’ai succombé. Si l’ivresse de quelque autre passion m’eût fait vaciller encore, j’aurais fait autant de chutes que de faux-pas.<br /> Il n’y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre ; tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage : la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de la vertu vient à s’élever, elle domine seule et tient tout en équilibre. Voilà comment se forme le vrai sage, qui n’est pas plus qu’un autre à l’abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais temps. <br /> Jean-Jacques Rousseau, la Nouvelle Héloïse<br /> <br /> La position protoromantique de Rousseau semble déjà, à demi-mot, concéder une positivité aux passions, fût-ce au prix de l'ataraxie. Curieusement, cette analyse rejoint une conception beaucoup plus ancienne. Aristote, dans sa Poétique (livre VI), s'étonne du succès des tragédies. Pourquoi les gens acceptent-ils de payer pour entendre ces histoires atroces ? Quelle fonction psychologique la tragédie exerce-t-elle ? Précisément, répond Aristote, elle accomplit la catharsis, c'est-à-dire la "purgation" des passions ressenties par le public (la métaphore médicale dit assez la violence du procédé). En particulier, en montrant un héros dont le crime va jusqu'à l'horreur (ainsi Oedipe tuant son père et épousant sa mère, Atrée faisant manger à son frère Thyeste ses propres fils, ou Créon condamnant Antigone), puis en frappant ce même héros d'un châtiment atroce (à la mesure du crime commis, ainsi Oedipe se crevant les yeux, Eghiste vengeant Thyeste en tuant Atrée ou Créon apprenant le suicide de son fils, Hémon), l'auteur déclenche chez les spectateurs des sentiments d'effroi et de pitié. Le public se débarrasse ainsi de ces émotions violentes, lesquelles trouvent à s'exprimer par le truchement du spectacle. La fonction ultime de la tragédie est politique : elle apaise les citoyens en leur donnant l'occasion de défouler leurs passions. Nous voilà bien loin de l'idée académique selon laquelle le but de l'art serait "le beau", autrement dit le décoratif des papiers peints et des jolis coloris ! Au contraire, dans cette perspective, on préfèrera les contes horrifiques d'un Stephen King aux pesanteurs "psychologiques" d'un Balzac ou d'un Stendhal et aux bucoliques niaiseries d'un Bernardin de Saint-Pierre. Dans le même ordre d'idée, les contempteurs de la violence des images à la télévision gagneraient sans doute à (re)lire Aristote. Leur croisade biennale aurait quelque chose à en apprendre. <br /> <br /> L'on voit cependant la direction dangereuse dans laquelle nous voilà engagés. Partis avec l’idée que la passion devait être combattue, nous lui concédons petit à petit, une valeur positive ; peut-être avons-nous négligé qu’elle a aussi, très souvent, été considérée comme la voie royale vers un monde supérieur.<br /> <br /> <br /> 3) Les passions, accès à une réalité supérieure :<br /> <br /> Pour l’artiste et pour les mystiques, la passion, dans toute sa démesure délirante, peut être une voie d’accès à une conscience nouvelle, à une version exaltée du monde, plus vraie parce que plus forte que le monde banal : c’est le programme proposé par Rimbaud dans sa célèbre lettre à Paul Demeny : <br /> La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, il l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ! Cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de se faire l’âme monstrueuse […] ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.<br /> Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.<br /> Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres obscurs travailleurs : ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! <br /> Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, dite "du Voyant"<br /> <br /> Le jeune Rimbaud trace un portrait univoque du poète : il lui appartient, parmi les hallucinations nées du dérèglement de tous les sens, d'y voir clair. Ainsi que l'avait déjà écrit Baudelaire dans Le Voyage, il appartient à l'artiste d'aller "Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau" - au risque de la folie et du crime (Rimbaud le Voyant cèdera la place à Rimbaud le Voyou). Ce risque, il l'accepte ; il le revendique même, sans quoi la frénésie poétique de nouveauté ne serait qu'une pose. L'écolier de Charleville se maudit lui-même dès 1871 : il a dix-sept ans. Votre âge. Il boira la coupe jusqu'à la lie.<br /> <br /> Tout le contraire de Boileau et du classicisme ! Très loin des jolies harmonies apolliniennes, des amourettes agrestes et des soupirs sur le lac, nous conjurons en ce moment même le haut patronage de Dionysos, le dieu de l'excès, de la hubris, de la démesure, de la fête et de l'ivresse. La compagnie des artistes n'a rien de la bonne société : lorsque Jim Morrison (ci-contre) tente de prolonger l'effort rimbaldien, il sombre dans la drogue, dans l'alcool, dans la violence. Dans cette frénésie de météore, on tutoie les corps célestes et l'harmonie des sphères, mais on se consume vite - et on meurt jeune. <br /> <br /> Notons à ce stade, avec Platon, la grande proximité de l'inspiration poétique avec l'extase mystique des chamanes ou des devins (lesquels recouraient volontiers aux paradis artificiels) :<br /> C’est le même délire qui agit dans l’âme des poètes lyriques, comme ils l’avouent eux-mêmes. Les poètes nous disent bien, en effet, qu’ils puisent à des sources de miel et butinent les poèmes qu’ils nous apportent dans les jardins et les vallons boisés des Muses, à la manière des abeilles, en voltigeant comme elles, et ils disent la vérité. Car le poète est chose légère, ailée, sacrée, et il ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison. Tant qu’il n’a pas reçu ce don divin, tout homme est incapable de faire des vers et de rendre des oracles […]. Et si le dieu leur ôte le sens et les prend pour ministres, comme il fait des prophètes et des devins inspirés, c’est pour que nous qui les écoutons sachions bien que ce n’est pas eux qui disent des choses si admirables, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais que c’est le dieu même qui les dit et qui nous parle par leur bouche. <br /> Platon, Ion, 534a-534d<br /> <br /> Dans une telle perspective, cependant, une question dérangeante se pose. Si en effet la passion ouvre les portes de l'inconnu et de la nouveauté, alors le scientifique a peut-être intérêt, à l'occasion, à lui céder - plus précisément à céder à la rage de comprendre, à l'appétit démesuré de lucidité et d'intelligence, qui confine au vertige. La violence inouïe de la passion, l'énergie mentale astronomique qu'elle dégage, pourrait-elle se mettre au service d'une découverte ? Dans les années 70, alors que Nicolas Mandelbrot élaborait sa Géométrie fractale de la nature, il travaillait chez IBM. A l'époque, le laboratoire de recherche s'efforçait de concevoir des supercalculateurs capables de résoudre laborieusement des équations très complexes, lesquels absorbaient tous les investissements ; or Mandelbrot, pour valider sa théorie, avait besoin d'un petit ordinateur capable de résoudre rapidement des séries d'opérations simples, mais en très grand nombre. Avec la complicité d'un ami comptable, il parvint à obtenir un PC qui entra dans les charges comme "calculette de bureau". Evidemment, Mandelbrot savait que la supercherie risquait d'être rapidement éventée. En quatre mois, travaillant vingt heures sur vingt-quatre, à bout de nerfs à force de café et de tabac, il boucla son livre - sans doute l'ouvrage de mathématiques le plus révolutionnaire du XXème siècle. Comment ne pas rapprocher une telle fureur de la passion la plus brûlante ?
B
2) Irréductibilité du désir à la volonté :<br /> <br /> A de nombreux égards, il peut paraître urgent de s'insurger contre la philosophie stoïcienne. Sans doute, on peut dénoncer dans le désir une attitude de fuite, d'esquive, d'évasion illusoire devant un réel décevant ou effrayant. Par exemple, en pleine épidémie de peste noire, en 1348 à Florence (ci-contre ; la maladie emporte les deux tiers de la population en quelques semaines), alors que les cadavres pourrissent dans les rues, les peintres s'ingénient à représenter des Madones radieuses ; mais l'"apathie" que prônent les stoïciens est-elle acceptable socialement ? Osera-t-on vraiment rester de marbre devant la maladie de nos enfants, de nos parents, de nos amis ? N'esquisse-t-on pas là un visage monstrueux, voire inhumain ? Quelle cruauté !<br /> <br /> Epictète pourrait répondre à cette révolte qu'il s'agit, exactement, d'une agitation de l'âme qu'il convient de supprimer ; mais il propose une réponse plus subtile : puisque notre situation sociale ne dépend pas que de nous, alors à tous points de vue, nous sommes comme des comédiens en représentation. Il rappelle (Manuel, XVII) : "Souviens-toi que tu es acteur dans la pièce où le maître qui l'a faite a voulu te faire entrer : soit longue, soit courte. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même s'il veut que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un particulier ; car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné ; mais c'est à un autre à te le choisir." Concernant les rapports de compassion, cette analyse donne une conclusion nette (Manuel, XVI) : "Quand tu vois quelqu'un dans le deuil, et fondant en larmes, [...] prends garde que ton imagination ne t'emporte et ne te séduise en te persuadant que cet homme est dans de véritables maux [...]. S'il est pourtant nécessaire, ne refuse point de pleurer avec lui, et de compatir à sa douleur par tes discours, mais prends garde que ta compassion ne passe au-dedans, et que tu ne sois affligé véritablement."<br /> <br /> Encore pire ! s'indignera-t-on. L'insensibilité stoïcienne est bel et bien une indifférence, mais pour les besoins des relations sociales, on nous conseille une compassion de façade, une hypocrisie scandaleuse ! Quelle morale ! Malheureusement, cette répugnance porte, en partie, à faux. Rien ne garantit que le bonheur s'accorde avec la sincérité ; or le stoïcisme ne promet aucunement la sincérité, mais seulement le bonheur. Du reste, la sincérité n'est peut-être pas un bien : ici aussi, il s'agit d'un jugement de valeur que la lucidité peut nous amener à réformer.<br /> <br /> En revanche, il existe une critique philosophique sérieuse contre le stoïcisme, dont le programme consiste à réduire ses désirs dans le cadre strict de la lucidité ; mais qui pourrait désirer lucidement un "bonheur" aussi rude que l'ataraxie, cet exercice "à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions [jusqu'à ce que] l'estomac [devienne] indifférent à tout ce qu'offre le hasard de l'existence" comme l'écrit plaisamment Nietzsche (Gai Savoir, §306) ? Cette question pratique se double d'une question théorique : la doctrine stoïcienne présuppose une soumission du désir à la lucidité ; mais pour vouloir atteindre la lucidité, il faut bien, déjà, la désirer ! Loin de se réduire facilement aux choix de l'esprit, l'appétit le précède et le détermine. Le désir échappe à toute maîtrise, parce que la maîtrise d'une chose quelconque (même ses propres désirs) présuppose le désir de la maîtriser. Le désir reste architectonique à toute pensée, et à tout jugement de valeur. Dans un sens, on peut affirmer que la pensée n'est jamais que la forme d'un désir, lequel l'investit, l'anime, la manifeste et la force à se formuler. <br /> PROPOSITION 6<br /> Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. […]<br /> <br /> PROPOSITION 7<br /> L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. […]<br /> <br /> PROPOSITION 9<br /> SCOLIE<br /> Quand on rapporte cet effort à l’Esprit seul, on l’appelle Volonté, mais quand on le rapporte simultanément à l’Esprit et au Corps, on l’appelle Appétit ; et celui-ci n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation ; c’est pourquoi l’homme est nécessairement déterminé à les accomplir. En outre, il n’y a aucune différence entre l’Appétit et le Désir, si ce n’est qu’en général on rapporte le Désir aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leur appétit ; c’est pourquoi on pourrait le définir ainsi : Le Désir est l’appétit avec la conscience de lui-même. Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons.<br /> Spinoza, Ethique, III<br /> <br /> Il faut mesurer le renversement qu'ose ici opérer Spinoza. Pour les stoïciens, le jugement de valeur précède le désir : si nous désirons la richesse, par exemple, c'est parce que nous jugeons qu'elle nous serait profitable ; dès lors, il nous suffit de changer ce jugement de valeur pour éteindre notre désir : si nous décidons de juger que la richesse nous apportera plus de maux que de plaisirs, nous cesserons très facilement de la poursuivre. Spinoza, lui, affirme une position contraire : le jugement de valeur selon lequel la richesse est un bien n'est que le voile pudique sous lequel la conscience dissimule un appétit bien plus profond, bien plus animal - l'effort de persévérer dans son être (ce que nous pourrions appeler, pour les êtres vivants, l'instinct de conservation). Non seulement il paraît impossible d'atteindre la lucidité sans désir, mais encore, et à plus forte raison est-il impossible de discipliner le désir dans les bornes de la volonté, laquelle se définit comme un désir raffiné par la lucidité. <br /> <br /> La conscience, la lucidité, la volonté etc. s'avèrent alors complètement impuissantes face au désir puisqu’elles lui courent après sans cesse et, à vrai dire, en émanent (comparer cette formulation avec les thèses de Freud peut constituer un exercice intéressant). <br /> <br /> De plus, la position spinoziste présente une autre dimension. Le désir, entendu comme appétit conscient, constitue l’essence même de l’humain, et la garantie de sa survie ; mais alors, quel peut bien être le sens d'une philosophie ascétique, qui prône la discipline des désirs ?<br /> L’homme, l’animal le plus vaillant et le plus endurci à la souffrance, ne refuse pas en soi la souffrance, il la veut, il la recherche même, pourvu qu’on lui en montre le sens, un pourquoi de la souffrance. C’est l’absence de sens et non la souffrance elle-même qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité, – et l’idéal ascétique lui offrait un sens ! Jusqu’ici c’était le seul sens ; n’importe quel sens vaut mieux que pas du tout ; à cet égard l’idéal ascétique était le « faute de mieux » par excellence qu’on pouvait trouver. En lui la souffrance était interprétée ; l’énorme lacune paraissait comblée […]. On ne peut absolument pas se cacher ce qu’exprime précisément toute cette volonté qui a reçu sa direction de l’idéal ascétique : cette haine de l’humain, plus encore, de l’animalité, plus encore, de la matérialité, cette répulsion devant les sens, devant la raison même, cette peur du bonheur et de la beauté, cette exigence d’échapper à toute apparence, à tout changement, à tout devenir, à la mort, au désir, à l’exigence même – tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté de néant, une répugnance à la vie, une révolte contre les conditions les plus fondamentales de la vie, mais c’est et cela reste une volonté ! […] l’homme préfère vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du tout.<br /> Nietzsche, la Généalogie de la morale, III, §28<br /> <br /> Si le désir, variété consciente des appétits animaux, s'analyse comme l'expression de la vie corporelle, alors on ne peut pas du tout dissimuler la forte connotation masochiste de tous les ascétismes, à commencer par le stoïcisme. Il faut mesurer la violence inouïe que ces philosophies conseillent de commettre contre nous-mêmes. Quoi de plus malsain, de plus méchant, de plus morbide ? Quoi de plus affreux que cet enfermement volontaire dans les murs étroits de la citadelle intérieure, vraie prison mentale doublée d'une prétentieuse tour d'ivoire (ci-contre, la citadelle de Haïti) ? Quoi de plus atroce que cette castration, cette stérilisation, cet élan coupé net, rabroué avec une cruauté d'autant plus odieuse qu'elle se farde des couleurs de la raison ? <br /> <br /> D’ailleurs, est-ce bien raisonnable ? Un relent de suicide ne flotte-t-il pas dans cette philosophie ? Se consoler de la mort au motif qu'elle arrivera quoi que nous fassions, n'est-ce pas du même coup dévaluer la vie ? Ne trouve-t-on pas là une résignation, voire une démission d'autant plus grave que, dans l'exacte mesure où le désir précède la pensée, alors nous ne pouvons pas savoir si oui ou non nos désirs sont irréalisables avant d'avoir essayé de les réaliser, justement ? Deux exemples illustreront ce point. Lorsque, en 1802, Beethoven devient sourd (ci-contre, portrait par Andy Warhol), au mépris de tout bon sens il refuse d'accepter son infirmité et, dans un sursaut de révolte, il continue son travail de compositeur, livrant alors certaines de ses sonates les plus remarquables - ainsi l'Appassionata - et surtout son chef-d’œuvre, la Symphonie Héroïque (deux œuvres datées de 1805). Quelle chance qu'il n'ait pas "acquiescé" à "ce qui lui arrivait" ! Lorsque l'aviateur Henri Guillaumet s'écrase dans les Andes le 13 juin 1930, sa situation est critique. Sans vivres ni boisson, perdu dans une tempête de neige, il abandonne la carcasse de son engin et marche. Une semaine durant, il marche sans trêve, passant trois cols. Lorsque, enfin, il rejoint un village et qu'il explique d'où il vient, les autochtones refusent de le croire. Comment réussit-il un tel exploit ? Relatant son expérience, il raconta qu'il n'avait jamais cessé de songer à son épouse, Noëlle, et qu'il s'était dit : « Si ma femme croit que je suis vivant, elle croit que je marche ». <br /> <br /> Dans la prodigieuse révolte du désir contre une réalité inacceptable, l'exploit devient possible et même l'invraisemblable, même l'incroyable, peuvent se concrétiser. Au plus profond de la détresse, le désir nous pousse vers l’avant, nous permet parfois de survivre, même lorsqu’il n’y a plus aucune raison rationnelle d’espérer, parce qu’il y a quelque chose de plus, quelque chose de beau.<br /> <br /> Est-il bien sage, alors, de museler le désir au nom d'un prétendu "réalisme" ? Tenant compte de la très grande proximité entre désir et énergie vitale, ne faut-il pas plutôt le célébrer ?<br /> <br /> <br /> <br /> 3) Classification des désirs :<br /> <br /> A se priver du désir, les stoïciens se coupent aussi de tous les plaisirs, à l'exception de celui, ô combien abstrait, du contentement qu'on peut ressentir à l'idée d'acquiescer mentalement au monde. Face à eux, leurs adversaires classiques, les épicuriens, répondent, en apparence, d'une manière contraire. Le plaisir, par nature, est agréable ; et si le bonheur consiste en effet à vivre des choses agréables et à fuir les choses désagréables, alors évidemment le plaisir est la clef du bonheur. <br /> <br /> Encore convient-il de ne pas confondre l'épicurisme antique avec les débauchés actuels qui s'auto-intitulent "épicuriens" : car si, explique Epicure, le plaisir est bon par lui-même, alors la faculté de ressentir du désir constitue pour nous le bien suprême, et il nous faut la préserver à tout prix. En particulier, nous devons conserver en bonne santé l'instrument même par lequel nous nous procurons du plaisir, à savoir le corps. <br /> Tous nos actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. Lorsqu'une fois nous y sommes parvenus, la tempête de l'âme s'apaise, l'être vivant n'ayant plus besoin de s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. C'est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand nous ne souffrons pas, nous n'éprouvons plus le besoin du plaisir. Et c'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. C'est lui en effet que nous avons reconnu comme bien principal et conforme à notre nature, c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter, et c'est à lui que nous avons finalement recours lorsque nous nous servons de la sensation comme d'une règle pour apprécier tout bien qui s'offre. Or précisément parce que le plaisir est notre bien principal et inné, nous ne cherchons pas tout plaisir ; il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs s'il en résulte pour nous de l'ennui. Et nous jugeons beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs lorsque, des souffrances que nous avons endurées pendant longtemps, il résulte un plaisir plus élevé. <br /> Epicure, Lettre à Ménécée<br /> <br /> Certains médicaments ont mauvais goût ; et cependant, enseigne Epicure, nous devons préférer ce désagrément temporaire à une maladie plus grave ; à l'inverse, l'ivresse nous procure assurément du plaisir, mais elle entraîne des conséquences si néfastes qu'il vaut mieux nous en passer. Il ne faut surtout pas imiter ces Romains orgiaques qui, pour pouvoir se goinfrer encore, n'hésitaient pas à se faire vomir. Il s'agit bien de profiter des plaisirs présents, de "cueillir le jour" comme l'exprime la célèbre formule Carpe diem, mais sans excès. Il ne s'agit en aucun cas de poursuivre tous les plaisirs, comme un animal, mais seulement les plaisirs en quelque sorte innocents. L'épicurisme antique n'est pas un hédonisme, mais bien une doctrine du bonheur, un eudémonisme.<br /> <br /> Plus précisément, Epicure établit, dans la Lettre à Ménécée, une nomenclature des désirs. Il en distingue deux grandes sortes : les désirs naturels, et les désirs vains. On reconnaît les premiers au fait qu'ils se rapportent directement à notre corps. Par exemple, le désir de nourriture (la faim) est un désir naturel ; il n'en va pas ainsi avec le désir du pouvoir politique ou de la gloire militaire, car notre corps peut se porter correctement même si nous sommes de simples citoyens. Du reste, parmi les désirs naturels, Epicure distingue entre désirs nécessaires et désirs simplement naturels. Les premiers se reconnaissent par cela que, si l'individu en est privé, il perd rapidement la santé et même la vie. Le désir de nourriture ou de boisson entrent dans cette catégorie ; en revanche, le désir de manger d'un mets particulier (des fraises, par exemple), mais aussi le désir sexuel, peuvent être frustrés sans pourtant mettre la vie en danger. Il sont donc naturels, mais non-nécessaires.<br /> <br /> Epicure remarque alors que les désirs naturels et nécessaires sont beaucoup plus faciles à combler que les désirs simplement naturels, plus spécifiques donc plus exigeants ; encore ceux-ci sont-ils bien plus aisés à rassasier que les désirs vains, lesquels requièrent en outre le concours de nombreux facteurs. Dès lors, la doctrine épicurienne conseille de s'en tenir aux désirs naturels et nécessaires et de renoncer aux autres désirs. De la sorte, l'individu se suffira à lui-même. Comme l'exprime lapidairement Epicure, il s'agit, "avec du pain et de l'eau, de rivaliser de félicité avec les dieux". Rares furent les individus qui connurent une célébrité aussi grande qu'Epicure. Enseignant par l'exemple, il s'éloigna de la vie politique, se retrancha dans son domaine, le "Jardin", où il pratiqua les attitudes qu'il prônait, entouré de ses amis qui voyaient en lui un "homme divin". De son vivant, on lui éleva des statues - honneur rarissime pour un simple particulier. <br /> <br /> Pourtant, on ne peut manquer de s'étonner. Partant d'un point de départ contraire à celui des stoïciens, les préceptes effectifs d'Epicure se rapprochent beaucoup de la doctrine d'Epictète. Suivi à la lettre, l'épicurisme reste pour le moins austère ; comme le stoïcisme (mais aussi des philosophies orientales comme le tao ou le zen : ci-contre, jardin zen, photographie (c) QT Luong, Terragalleria), il poursuit l'ataraxie, la paix de l'âme, et entend y parvenir par des moyens similaires, à savoir une discipline des désirs. <br /> <br /> En face, la furieuse critique de Nietzsche ne ménage pas Epicure. <br /> Epicure. – Oui, je suis fier de sentir le caractère d’Epicure autrement, peut-être, que tout autre, et de savourer dans tout ce que j’entends et lis de lui le bonheur de l’après-midi de l’Antiquité : – je vois son œil contempler une vaste mer blanchâtre, par-dessus les rochers de la côte sur lequel repose le soleil pendant que des animaux petits et grands jouent dans sa lumière, sûrs et tranquilles comme cette lumière et cet œil lui-même. Seul un être continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur, le bonheur d’un œil face auquel la mer de l’existence s’est apaisée, et qui désormais ne peut plus se rassasier de contempler sa surface et cette peau marine chamarrée, délicate, frémissante : jamais auparavant il n’y eut une telle modestie de la volupté.<br /> [...] On a en effet nécessairement, à supposer que l’on soit une personne, la philosophie de sa personne : mais il y a là une différence considérable. Chez l’un, ce sont les manques qui philosophent, chez l’autre, les richesses et les forces. [L]orsque ce sont les états de détresse qui font de la philosophie, comme chez tous les penseurs malades – et peut-être y a-t-il une majorité de penseurs malades dans l’histoire de la philosophie – ; qu’adviendra-t-il de la pensée qui se trouve soumise à la pression de la maladie ? […] On apprend, après une telle mise en question de soi et une telle tentation de soi, à considérer d’un œil plus fin tout ce sur quoi l’on a philosophé jusqu’à présent ; on devine mieux qu’auparavant les involontaires déviations, les chemins de traverse, les lieux de repos, les lieux ensoleillés de la pensée vers lesquels les penseurs souffrants ont été entraînés par séduction, en tant qu’ils souffrent justement, […] vers le soleil, le calme, le douceur, la patience, le remède, le soulagement, à tous les sens de ces mots.<br /> Nietzsche, le Gai Savoir, I, §45, et Préface, §2 <br /> <br /> Le "bonheur" épicurien est un bonheur de petit vieux, de grand malade. On y sent les pantoufles, la naphtaline, l'encaustique du bon vieux temps, le bourgeois encroûtement où l'on se félicite d'être resté bien chez soi à sa petite place près de sa petite cheminée dans son petit fauteuil ; mais enfin, entendra-t-on jamais philosopher la pleine santé, la jeunesse éclatante, l'action radieuse ? Comment se fait-il que la philosophie, en général, se présente comme une sorte de consolation, de thérapie ? Se réduit-elle à cela ? Nietzsche ose répondre "non" à cette question ; il ose tourner le dos à toute la civilisation occidentale, à toute cette pensée maladive, stoïcienne ou épicurienne, à lui adresser une gifle magistrale et à opposer à ce qu'on appelle encore la "philosophie" la frölische Wissenschaft, la "connaissance joyeuse". <br /> <br /> D'un point de vue moins polémique, l’analyse d’Epicure pose en outre un problème plus difficile. Il semble affirmer qu’il ne faut désirer que ce dont on a besoin et établit une liste limitative des besoins (se reposer, boire, manger). Pourtant cette liste semble méconnaître la diversité humaine. Le diabétique a-t-il les mêmes besoins que l'athlète ? Evidemment, il est facile de poser que, si le besoin n’est pas satisfait, la mort s'ensuit ; mais écrire, pour Rimbaud, n’est-ce pas un besoin viscéral ? ou composer, pour Beethoven ? Voir aussi à ce sujet cette dissertation. A y bien regarder, il paraît très difficile de distinguer entre désirs et besoins, de tracer une limite nette entre l’un et l’autre. La distinction est peut-être spécieuse. Il s'agit là d'une vraie question, parce que, de facto, Epicure brise l’unité du désir et parle de la classification des désirs ; mais si nous définissons le désir comme une énergie vitale, il n’y a pas lieu de distinguer les différents désirs selon leurs objets. <br /> <br /> En revanche, il devient possible d’opposer parmi toutes les tendances de l’âme deux d’entre elles, qui toutes deux nous poussent à sortir de nous-mêmes, toutes deux nous poussent à un accomplissement matériel ; mais si l’une peut être à proprement parler nommée « désir » parce qu’elle sert la vie, en revanche il existe des tendances qui nous poussent à nier la vie, à la rejeter.
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