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LA COLLINE AUX CIGALES
5 juin 2010

Raphaël Enthoven

L’égoïsme.

Illusion d’optique, il met sur le même plan le moi et le reste du monde. Mais sous couvert de prudence, il laisse toute latitude à la peur.

Face au moi, le monde ne fait pas le poids. Aucun crime, aucun génocide n’arrive au talon de mes tracas. La gigantesque petitesse qui fait du « moi » la mesure de toutes choses impose de prendre le bout de mon nez pour la limite des terres connues, et ma petite ambition pour une grande cause. Plus il est mesquin, plus l’égoïsme est immense. « Il n’est pas contraire à la raison, précise Hume, de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon petit doigt. » De fait, l’égoïsme est cohérent : que vaut un génocide à côté d’une migraine ? Qui souffre de famine quand moi, j’ai bien mangé ? L’ego fait basculer le fléau de la balance. « Tout le restant m’indiffère… », déclare l’égoïste qui cantonne, à bon droit, le monde à son petit univers. A l’humilité stoïcienne qui distingue ce qui dépend de moi de ce qui n’en dépend pas, l’égoïsme substitue l’orgueil où, à défaut de soumettre le monde entier, Ego se prend pour une norme ou pis : ne voit aucun mal dans le mal qu’il commet. « Qu’importe, disent les héros du marquis de Sade, si je dois acheter la plus faible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la jouissance me flatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me touche pas, il est hors de moi. » L’humanisme et la cruauté sont, à cet égard, les deux enfants de l’égoïsme qui, réduisant l’autre au non-moi, adopte indifféremment la forme ignoble de celui qui traite autrui comme le moyen de son plaisir, ou la forme noble d’un discours qui me défend de faire à autrui le mal que je ne voudrais pas qu’il me fasse. L’égoïsme est l’origine commune à celui qui, prenant son cas pour une généralité, vante « l’universel », et à celui qui, parce qu’il ne sort pas de lui-même, se dit, au spectacle des souffrances qu’il cause ou qui lui sont épargnées : « Péris si tu veux, moi, je suis en sûreté. » De l’indifférence à la bonne conscience, l’égoïsme règne en maître.

En vérité, l’égoïsme est plus fort que moi. Tout comme l’estivant qui, le dos sur le sable et les jambes en l’air, compare la taille du soleil à celle de son pied, l’égoïsme est une illusion d’optique, un bas-relief grossissant ce qui me concerne au point d’en découvrir le reste. L’égoïsme, c’est le bonsaï qui cache la forêt dont, en la cachant, il avère la présence. C’est une cécité volontaire, une myopie d’autant plus coriace qu’elle ne trompe personne. Peu importe qu’aucun égoïste n’ignore, au regard des deux infinis, qu’il est dérisoire de penser à lui-même avant de penser aux autres. Si l’égoïsme est invincible, c’est qu’il arrive après la défaite, c’est-à-dire après la nécessité de vivre et, donc, de compenser indéfiniment par la passion du moi l’insensibilité du monde. L’égoïsme est tout-puissant, parce qu’il a déjà perdu. L’égoïsme est une erreur vitale, consciente d’elle-même, qui recouvre du monticule de « moi » le néant d’une personne. Faute de digérer l’intuition qu’on ne s’affranchit qu’en apparence du cosmos qui nous constitue, l’égoïste autophage tente vainement de prendre ses désirs pour des réalités, en donnant, par exemple, à un succès mondain les dimensions d’un événement, ou à sa propre mort l’ampleur d’un cataclysme. Si l’égoïsme rend malheureux, c’est que le malheur rend égoïste.

C’est la raison pour laquelle les pessimistes sont, paradoxalement, toujours égoïstes. Pourquoi me soucierais-je de moi puisque le pire est toujours sûr ? Pourquoi faire attention quand on ne cesse de savoir que, quoi qu’on fasse, on va mourir ? Parce que c’est précisément quand on a plus rien à perdre qu’on se préserve. Sous ses airs de prudence, l’égoïsme n’est qu’un réflexe, une réponse panique à la prescience du pire. Et comme souvent les réflexes, l’égoïsme est un mauvais calcul qui n’empêche ni de mourir, ni de dépendre des autres. S’il suffisait d’être égoïste pour être à l’abri, l’amour-propre serait une vertu, mais l’égoïsme est impuissant, l’introversion ne protège pas, la crainte de mourir n’y change rien : il n’a jamais suffi de mettre la tête dans le sable pour échapper au train. L’égoïsme, c’est peine perdue. Etre égoïste, c’est rendre les armes à la peur, c’est, de guerre lasse, choisir le dédain, pourtant plus dur à vivre que la solidarité. Mais l’égoïsme est sans pitié. Toute âme close est un cœur à l’agonie.

                    - Raphaël Enthoven -

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Commentaires
G
c'est quand on met la rête dans le sable qu'on se fait autrucher
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