Albert Camus
« … Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoup moins modernes ! Ils ont le temps, regardez-les. Que font-ils ? Eh bien, ces messieurs-ci vivent du travail de ces dames-là. Ce sont d’ailleurs, mâles et femelles, de fort bourgeoises créatures, venues ici, comme d’habitude, par mythomanie ou par bêtise. Par excès ou par manque d’imagination, en somme. De temps en temps, ces messieurs jouent du couteau ou du revolver, mais ne croyez pas qu’ils y tiennent. Le rôle l’exige, voilà tout, et ils meurent de peur en lâchant leurs dernières cartouches. Ceci dit, je les trouve plus moraux que les autres, ceux qui tuent en famille, à l’usure. N’avez-vous pas remarqué que notre société s’est organisée pour ce genre de liquidation ? Vous avez entendu parler, naturellement, de ces minuscules poissons de rivières brésiliennes qui s’attaquent par milliers au nageur imprudent, le nettoient, en quelques instants, à petites bouchées rapides, et n’en laissent qu’un squelette immaculé ? Eh bien, c’est ça leur organisation. « Voulez-vous d’une vie propre ? Comme tout le monde ? » Vous dites oui, naturellement. Comment dire non ? « D’accord. On va vous nettoyer. Voilà un métier, une famille, des loisirs organisés. » Et les petites dents s’attaquent à la chair, jusqu’aux os. Mais je suis injuste. Ce n’est pas leur organisation qu’il faut dire. Elle est la nôtre, après tout : c’est à qui nettoiera l’autre. »
- La chute, p.11 et 12 -