→ B 008 – Promenade du regard.
Je touche des yeux des présences évanouies, des mondes frêles et fragiles où rien ne s’imprime profondément hormis ce qui me touche comme de l’air doux et sans accroche dans la traduction ineffable du ressentiment.
« Ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux, s’enchevêtre aux racines mêmes de l’être, à la source impalpable des sensations. » (1)
Voir est se confronter. Confrontation avec ce qui est du monde, de ses artifices jusqu’à mon interprétation, une épaisse bave accompagne la captation singulière du face à face avec l’usuel.
Tes yeux sont des obliques où l’équilibre cherche à ne pas céder aux vertiges du vide. Ton ossature vibre comme un piquet que l’on cherche à enfoncer plus profondément. Ta main échoue aux fluentes aperçues qui s’érigent alentours comme des fantômes de peau que rien n’assiègent mieux que tes songes. Ta vie toute entière est dans la bascule. Les ombres tombent à l’horizontal et toi avec. Les vaines poursuites à être debout finissent par céder. Ton corps se dilue, fluide comme une respiration. Tu es sous le chapeau des arcs-en-ciel et ton visage s’efface pour n’habiter qu’une frange aléatoire de ton souffle. Il fait nuit et tes yeux semis clos voient ce que tu penses.
Aussi abstrait qu’un rayon de soleil où se couchent tes étoiles. Dans la grande bassine de tes émotions, l’éblouissement est une vapeur d’eau qui coule comme un ruisseau à la rivière et tes émotions sont ces petites barques qui s’en vont rejoindre l’océan de tes besoins. Besoin d’assignations et de confirmation. Besoin de lier le senti à la raison comme on associe l’eau et la gelure à la neige blanche des hautes cimes, à la glace qui retient prisonnière la forme mais aussi la pensée. Ephémère cachot translucide fixant l’instant pour lui donner un temps de vie et de soupirs figés dans une ligne droite où la courbe va venir s’immiscer peu à peu jusqu’à la fonte irrémédiable.
Toute la panoplie du réel s’astique à briller, à faire rempart à l’illusion, mais le rêve est plus costaud, plus solide, il occupe la volonté avec une ténacité douce et apporte avec lui l’intonation des sources lointaines, des images oubliées, des forfaits immaîtrisables que les racines humaines ont ingurgitées durant des siècles. Le compromis se dresse entre tes yeux et ta pensée. L’ivresse est effrayante lorsque plus rien n’est fondé, lorsqu’elle flotte libre sans retenue dans les circonférences et les sphères de l’à propos de soi.
- La raison : si tout n’est qu’artifices, leurres et pièges, où se trouve cette pâte tangible à laquelle mes mains, mes pieds et tout mon corps a pour habitude de se maintenir, de se comporter ?
- La sensation : ce que je sens ne peut être autre que la vérité, je suis convaincue que le monde n’est monde que de ce qu’il me transmet à éprouver du froid comme du chaud, de l’agréable à la réticence.
- L’émotion : je ne peux vivre que délester, insoumise, dans les bras vigoureux des douceurs éternelles comme celles de mon enfance lorsque le sein maternel était tout à la fois ma nourriture et mon coussin de ouate.
Mon corps, mon pays, ma première terre, mon espace mouvant, ma construction d’asile aux frontières élastiques, que ma peau est vulnérable à l’immensité, que mon existence est précaire à cette alchimie précise qui défie l’étonnement et la brûlure initiale !
Ma vie, mon étoile, mon être souverain, ma blessure appropriée, ma peur insufflée à mon murmure congénital, que de frissons, que de craintes non émancipées, que de fluctuations raisonnées à l’aléatoires des tourbillons !
Si je t’invente c’est pour ne pas sombrer à la fatalité, si je te créé c’est pour suivre une logique qui m’est incohérente de ses effets, si je te vis c’est parce que la mort me semble si redoutable dans son inconnu que je me résigne à te souffrir et à aspirer toutes tes glaires, mais aussi à t’habiter dans le flux inconditionnel de tes myriades de fêtes et de festins pantagruéliques.
La trame que les yeux poursuivent s’engendre avec ce que le regard soupçonne de l’immensité proche, des vibrations inoculées et invisibles qui viennent rejoindre le silence en apnées inconstantes.
Voir est une promenade, un voyage, une excursion, une errance où nomade je suis un baladin, un acrobate, un saltimbanque. Mes yeux sont des sentinelles et des perchoirs où le vol du monde vient se poser comme un oiseau essoufflé d’un long trajet, d’une course enivrante, d’un voyage sphérique où le mouvement n’a de fin que sous mes paupières qui susurrent à mon être, les êtres associés.
(1) J. GASQUET, Cézanne