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LA COLLINE AUX CIGALES
6 février 2009

Dialogue entre Bernard Campan et Alexandre Jollien

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Hommes de joie.
Dialogue entre Bernard Campan et Alexandre Jollien

Bernard Campan se sert du cinéma pour penser contre lui-même. Alexandre Jollien utilise, lui, la philosophie pour faire la paix avec lui-même. Entre eux, l'amitié s'est imposée comme une évidence, un apprentissage de la différence et du respect, dont ils nous délivrent quelques conclusions.

Propos recueillis par Raphaël Enthoven | Photographies de Franck Ferville

L'un passe pour un «comique», l'autre pour un «handicapé», mais quelle notoriété ne repose pas d'abord sur un malentendu ? Après s'être fait remarquer sur la scène du Petit Théâtre de Bouvard, Bernard ­Campan a connu un succès phénoménal avec les Inconnus (en ­compagnie de Didier Bourdon et de Pascal Légitimus), mais, depuis 1999, il ­s'attache à remplacer la comédie par un cinéma plus intimiste, émouvant, parfois douloureux, tantôt sous la direction de Bertrand Blier (Combien tu m'aimes?), de Marc Esposito (Le Coeur des hommes) ou de Zabou Breitman (Se souvenir des belles choses et L'Homme de sa vie).
Suite à un accident de naissance (strangulation par le cordon ombilical), Alexandre Jollien est infirme moteur cérébral. Après avoir décrit, dans
Le Métier d'homme (Seuil, 2002), le combat quotidien d'un corps difficile, la dureté du corps médical et le sentiment d'anormalité qui accompagne son handicap natal, celui qui veut «rester vulnérable pour ne pas anesthésier sa sensibilité» entreprend, dans La Construction de soi, son dernier ouvrage, de dessiner un art de la joie malgré le monde et ses difficultés. Il souhaite également s'affranchir de l'étiquette d'«anormal savant», au profit d'une conversation joyeuse et sans illusion avec les plus grands penseurs –Boèce, Schopenhauer, Spinoza, Montaigne, Épicure…

Bernard Campan : J'ai découvert Alexandre Jollien à l'occasion d'une émission de télévision. J'ai tout de suite eu envie d'écrire un scénario à propos de son histoire qui m'a renvoyé à mes propres handicaps, à ma propre difficulté de vivre ou d'être heureux. Mais l'idée du film a rapidement été mise de côté au profit d'une amitié pure, sans autre enjeu qu'elle-même.

Alexandre Jollien : L'objectif du scénario était, à la faveur du récit de ma vie, de témoigner d'un état d'esprit, essentiellement joyeux malgré la douleur des êtres et la situation du monde. Mais on a eu peur que les spectateurs ne réduisent le film au handicap qui m'affecte. Rares sont ceux qui ne s'arrêtent pas aux apparences… Cela dit, pour dépasser le handicap, il faut tout d'abord le voir, le reconnaître. Nul n'échappe aux apparences, mais tout le monde n'est pas obligé de s'y tenir. Elles sont une porte ouverte qu'on néglige souvent de franchir, faute d'audace ou de temps.

B. C. : Il faut dire qu'Alexandre lui-même est sans pitié ! Je me souviens du jour où je lui ai montré la première mouture d'un autre scénario que je venais d'écrire. Il m'a juste dit : «Bon, ce n'est pas mal mais un peu conventionnel…» J'étais effondré. Grâce à lui, je venais de comprendre que j'avais plus écrit pour épater la galerie que pour dire quelque chose. Tout était à refaire, j'ai donc recommencé, avec la bénédiction d'Alexandre. Il m'a promis de me «tenir la main» jusqu'à la fin de la rédaction, ce qu'il a fait. Je ne sais pas si le nouveau scénario est bon, mais je sais qu'il est désormais fidèle à ce que je voulais dire. En un sens, Alexandre m'a permis d'accoucher de moi-même.

A. J. : Dans mes ouvrages, je ne cherche pas à me faire plaindre, mais à poser la question de la dissemblance, à revenir sur la distinction entre le normal et le pathologique, à décrire le parcours qui transforme éventuellement le malheur en bénédiction. À aucun moment, je n'ai cherché à inspirer l'espèce de sollicitude – ou de condescendance – qui pollue certains articles sur mon dernier livre, La Construction de soi. Quand je lis un papier qui ne parle que de ça, j'ai l'impression d'être deux fois handicapé. C'est (au moins) une fois de trop ! Il y a du jugement dans la commisération. Mieux vaut ne pas être du côté de ceux qui, selon Spinoza, « aiment mieux prendre en haine ou en dérision les passions et les actions des hommes que de les comprendre ».

B. C. : J'envie la sagesse d'Alexandre (ou celle de Spinoza), car, pour ma part, le jugement m'obsède. Je suis même, je l'avoue, dans un jugement permanent. Disons que je condamne le jugement sans pouvoir m'empêcher de le pratiquer. Si le jugement est toujours premier, je reconnais qu'il est cependant possible de l'éviter. Une des voies pour y parvenir consisterait à admettre la tentation de juger qui existe en chacun de nous pour la dépasser ensuite.

A. J. : C'est dire que nous sommes tous les deux d'un tempérament résolument pacifique. Je crois que ça vient du fait que nous utilisons l'un et l'autre notre corps comme outil de travail. En ce qui me concerne, la recherche de la cohérence philosophique m'impose de tenir toute pensée pour une émanation du corps. De faire la paix, en somme, en moi-même et avec moi-même.

B. C. : J'ai longtemps été séparé de mon propre corps, pour avoir grandi dans une famille qui n'aimait pas trop les contacts. Nous vivions sous le régime d'un code social qui enlevait tout son intérêt à la chair, au profit d'un intellect désincarné. Il fallait que je m'en extirpe : le théâtre a rempli cette fonction libératoire. En allant sur scène, j'ai surmonté des années de négligence à l'endroit de mon corps. Du coup, c'est le théâtre qui, en m'invitant à travailler contre un code génétique et social, m'a permis de progresser sur le chemin du bonheur dont trop d'abstraction nous éloigne. En ce sens, il y a une différence essentielle entre le travail d'un acteur au théâtre et à la télévision ou au cinéma. Alors qu'un acteur de théâtre est en prise directe avec le public (on peut presque le sentir, le toucher), il lui est paradoxalement assez facile de s'isoler. Les limites de la scène, le noir qui l'entoure et le silence dans lequel il baigne sont propices à l'isolement, la solitude et l'introspection. Au cinéma, en revanche, on est toujours regardé par une caméra indiscrète. En fait, alors que l'image est plus lointaine que la scène, le travail que l'acteur fait sur lui-même pour s'isoler et conquérir une indépendance est plus difficile au cinéma qu'au théâtre.

A. J. : Je ne suis pas convaincu par le terme d'«indépendance», auquel je préfère celui de «liberté». Dans la question difficile du rapport à autrui et de la place qu'il faut faire aux regards extérieurs, l'indépendance résonne un peu comme un mur qu'on met entre soi et les autres. La liberté me paraît moins figée, car elle consiste non pas –comme on le dit en général– à «faire ce qu'on veut», mais à se rendre disponible à autrui, à baisser un peu la garde, à s'ajuster à l'autre, c'est-à-dire négocier la distance qui me sépare d'autrui savoir être ni trop près ni trop loin.

B. C. : C'est l'«eumétrie», n'est-ce pas, Alexandre ?

A. J. : Exactement. L'«eumétrie» ou la bonne distance.
C'est la distance qui se réajuste tous les jours, qui permet d'être près sans être mélangé, et à distance sans être lointain. L'eumétrie est une démarche active, un mouvement sans fin que les circonstances changeantes imposent de revisiter en permanence pour saisir l'opportunité, le kairos aristotélicien qui permet d'accorder sa confiance à quelqu'un.

B. C. : Ça demande beaucoup de patience…


A. J. : Je préfère le terme de «confiance». Il y a dans la patience un élément de passivité qui m'est étranger. La confiance est active et tournée vers autrui. Elle est, à mes yeux, ce qu'on peut faire de mieux en matière de rapports humains, dans la mesure où l'empathie est, elle, utopique. Je suis de plus en plus sceptique sur l'aptitude à se mettre à la place de l'autre et à comprendre sa souffrance, mais il reste la confiance, le don de la confiance qui scelle une proximité véritable.

B. C. : Il est tentant de croire qu'un acteur, à l'inverse, a non seulement la possibilité mais le devoir de se mettre à la place de l'autre, mais c'est faux. Bien sûr que, quand on joue, on emprunte un personnage et on essaie de l'incarner aussi justement que possible. Mais quand on travaille sur un rôle, il s'agit moins de se mettre à la place de quelqu'un, que d'aller chercher ce qu'il y a, peut-être, de commun entre le personnage qu'on imagine et ce qu'on pressent. Tout le monde est avare et tout le monde est généreux. Pour jouer la générosité ou l'avarice, un acteur a donc le devoir d'aller chercher et d'exhumer le défaut qui est celui du type qu'on représente. Cette démarche est un antidote à la maladie du jugement dont on parlait tout à l'heure, puisqu'elle consiste à se demander dans quelle mesure je suis moi-même affecté des vices que j'attribue à un autre.

A. J. : Le jugement est finalement la mauvaise distance. C'est la volonté vorace de rapprocher l'autre de moi en l'insérant dans mes valeurs, d'emprisonner l'autre dans mes propres catégories. Le jugement a ceci de rassurant (et de dangereux) qu'il nie l'altérité, au motif qu'elle est incompréhensible et peut faire peur. Cela dit, nous parlons des autres (et à leur place) pour parler de nous-mêmes. En ce qui me concerne, j'aime à m'approprier les philosophes dont je parle, ce qui ne veut pas dire que je les travestis, mais que je suis fidèle à moi-même en parlant d'eux.

B. C. : J'aimerais pouvoir dire qu'il y a des rôles dont l'incarnation change la vie autant que la fréquentation des philosophes, mais c'est un voeu pieux. Disons qu'il faut le souhaiter, il faut tendre vers ça, à ceci près que, encore une fois, les rôles qu'on incarne réclament, de la part de l'acteur, qu'il aille chercher en lui-même ce qu'il fait dire à un autre. Être acteur, c'est multiplier les identités sans être trop affecté par elles sous peine de verser dans le psychodrame. Si le métier d'acteur change la vie, c'est qu'il apprend à se connaître soi-même. C'est un combat, finalement. Avec le bonheur à la clé.

A. J. : J'ai dû me battre pour accepter la possibilité d'être heureux malgré les circonstances. J'ai mis longtemps à accepter l'idée que le bonheur ne soit pas insupportable, en particulier quand ma petite fille est née. Mais je suis en train de me libérer de l'idée du bonheur, pour aller vers la joie. La modernité véhicule une idée du bonheur qu'on identifie platement à l'hédonisme ou au bien-être… C'est une définition très pauvre, négative et assez fade, qui résume le bonheur à l'absence de tristesse, à la négation de tout ce qui contrarie le plaisir. La grande, l'infinie différence entre le bonheur et la joie tient en ce que la joie intègre les malheurs, les peines, les difficultés que le «bonheur» exclut. Être joyeux, c'est assumer la tristesse. Être heureux, c'est la récuser, croire qu'on peut (et qu'on doit) vivre sans elle. Le bonheur est belliqueux, la joie fait la paix.

B. C. : Bonheur ou joie ? Plutôt la joie, bien sûr, mais je ne suis pas certain de m'affranchir du bonheur aussi facilement qu'un philosophe. Le bien-être et les plaisirs, en tout cas, sont indispensables à l'équanimité, l'ataraxie, la tranquillité, la paix que décrit Alexandre. Ce qui est certain, c'est qu'il m'est arrivé d'être joyeux à l'intérieur de grandes souffrances et d'être triste dans des moments de grande joie, comme à l'adoption d'un enfant.

A. J. : C'est amusant –si j'ose dire– de constater qu'on parle de la joie comme on pourrait parler du deuil, dans la mesure où le travail du deuil consiste non pas à nier la mort de quelqu'un, mais à l'assumer, de la même façon, le travail de la joie consiste à ne pas nier la tristesse mais à l'assumer.

B. C. : Pour qu'un deuil soit un deuil, il doit être accompagné d'une joie. Sans joie, pas d'acceptation.

A. J. : Et sans acceptation, pas de chance. La chance n'est pas une faveur de la fortune, mais elle réside tout entière dans l'aptitude à recevoir le peu qui nous est donné. La «chance» reconduit l'injonction stoïcienne d'accepter ce qui ne dépend pas de moi. La chance compose avec la malchance.

B. C. : C'est l'histoire, que raconte Alexandre dans son livre, du paysan dont le fils se casse une jambe. Le père est accablé car, du coup, il ne pourra pas l'aider au champ. Mais le lendemain de sa fracture, la guerre est déclarée et le fils ne va pas sur le front. Tous les voisins qui, la veille, plaignaient le paysan reviennent le voir le lendemain pour lui dire combien il a eu de la chance. Moralité : d'un mal peut sortir un bien, et la confiance consiste à accepter de ne pas savoir ce qui est bon ou mauvais pour nous.

A. J. : De ce point de vue, a posteriori, on peut dire que mon handicap a été une bénédiction. Comme dit saint Augustin : «La mémoire est l'estomac de l'esprit.» On peut se libérer du passé en créant quelque chose à partir de lui, mais j'avoue que, sur le moment, la douleur (comme toute douleur) est injustifiable.

B. C. : Quand j'ai rencontré Alexandre, le premier conseil qu'il m'a donné a été de lire Lettres à un jeune poète de Rainer-Maria Rilke, un livre dans lequel j'ai découvert que l'artiste était un «passeur de lettres». En d'autres termes, tout créateur est l'interprète de quelque chose qui le précède déjà. La création est une manière de s'abandonner à ce qui est en nous, de se libérer de ce qui nous empêche de coïncider avec nous-mêmes. Le créateur improvise et ne contrôle rien : les choses s'expriment à travers lui et presque malgré lui. Tout acteur peut témoigner que ce qui est intéressant dans sa démarche, c'est le moment où il n'en a plus la maîtrise, le moment de grâce où, malgré tous les dispositifs mis en place, il parvient à lâcher prise. C'est un exercice d'humilité : créer demande d'accepter qu'on ne soit plus le maître à bord.

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Commentaires
A
oh merci pour cet échange magnifique. j'ai lu Jolien avec un bonheur profond, face à ces textes qui réconcilient avec soi-même, et cet échange est d'une grande richesse, d'une grande humanité.<br /> merci de l'avoir partagé ! <br /> amitiés<br /> ana
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