Gaston BACHELARD
Le philosophe des sciences définit l'erreur comme le moteur du progrès scientifique. À condition toutefois que le savant entreprenne une « psychanalyse de ses erreurs initiales ».
Par Charles Pépin
Longtemps, la réflexion fut présentée comme ce qui doit résister au réflexe premier. Avec Gaston Bachelard, l'esprit scientifique moderne réclame que l'on résiste non seulement au réflexe premier, mais aussi « à la première réflexion » : à la façon dont notre esprit reçoit les choses intuitivement, projette des catégories générales à partir de simples images ou expériences. Et il n'est pas anodin que cette méfiance à l'égard du pouvoir fascinant des images vienne d'un philosophe et épistémologue, qui était aussi poète et critique littéraire : les images, il savait ce que c'était. Il connaissait, comme Sigmund Freud, leur pouvoir de condensation du sens. D'où sa célèbre thèse, démontrée en 1938 dans « La formation de l'esprit scientifique » : le progrès n'est qu'une suite d'erreurs rectifiées.
Dès les premières pages du livre, il prend l'exemple du morceau de bois qui « flotte ». « L'équilibre des corps flottants, écrit-il, fait l'objet d'une intuition familière qui est un tissu d'erreurs. » Il montre comment, depuis que nous sommes enfants, nous attribuons une sorte d'activité au corps qui flotte ou, plus encore, au corps qui « nage ». En disant que le « morceau de bois » flotte, nous sommes déjà sous l'emprise du pouvoir du langage et de l'image, invités à penser que le morceau de bois est le sujet de la flottaison, ou même qu'il veut flotter. D'ailleurs, poursuit Bachelard, si nous tentons d'une pression de la main d'enfoncer le morceau de bois sous l'eau, nous allons dire « qu'il résiste ». Nous n'allons pas d'abord attribuer la résistance à l'eau. Voilà pourquoi il est si « difficile de faire comprendre le principe d'Archimède dans son étonnante simplicité mathématique, si l'on n'a pas d'abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières ». Sans cette psychanalyse des erreurs initiales, sans cette « catharsis intellectuelle et affective », nulle culture scientifique n'est possible. C'est aussi la raison pour laquelle il est si compliqué d'enseigner les sciences physiques, les adolescents arrivant avec des « connaissances » empiriques déjà constituées. Plus que de leur proposer d'acquérir une culture expérimentale, le professeur doit les inviter à en changer, à « renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne ».
Bachelard montre que les savants ont souvent, comme ces adolescents, comme les rêveurs que nous sommes, été séduits par ces images qui fascinent notre raison et viennent constituer une manière d'inconscient de l'esprit scientifique qui exigera « une lente et pénible psychanalyse pour être exorcisé ». Mais ce travail lent et pénible participe du dynamisme d'un progrès scientifique jamais achevé. L'homme qui aurait l'impression de ne se tromper jamais se tromperait toujours. C'est finalement le statut même de l'erreur qui s'en trouve changé : non plus une distraction de l'esprit (le savant n'est pas un comptable qui aligne les chiffres) mais une erreur normale, positive – une erreur utile. On comprend mieux pourquoi Bachelard rappelle en dernière page le conseil de Rudyard Kipling : « Si tu peux voir s'écrouler soudain l'ouvrage de ta vie, et te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir sans murmurer, tu seras un homme, mon fils. » Un scientifique, c'est sûr.
Deux notions-clés
Obstacle épistémologique
Élément constitutif de la connaissance scientifique duquel il faut triompher pour qu'il y ait progrès (l'opinion commune, l'obstacle verbal…). Il s'agit à la fois d'une entrave et d'un moteur.
Psychanalyse de l'esprit scientifique
Déconstruction des valeurs et projections inconscientes entravant la connaissance.