NIETZSCHE
Nietzsche : « Périssent les faibles et les ratés ! Et il faut même les y aider ! »
Les textes des grands philosophes recèlent parfois des phrases excessives, voire inadmissibles. Ainsi cette déclaration d'une rare violence, écrite par Nietzsche dans sa dernière oeuvre achevée, L'Antéchrist. Ecart sans excuse ou provocation salutaire ?
Par Alexandre Lacroix
Cette formule terrible a inspiré à François Mauriac une scène savoureuse, dans Le Baiser au lépreux, paru en 1922. Le héros, Jean Péloueyre, est si laid que son entourage le rejette. Fils de bonne famille, il vit en reclus dans la maison de son père. Sa santé est médiocre, il est hypocondriaque. Lorsque Jean Péloueyre tombe par hasard, en ouvrant un recueil de morceaux choisis de Nietzsche, sur cette condamnation sans appel des « ratés » et des « faibles », il se sent meurtri. Il a l'impression que le philosophe allemand en a après lui. Car il se sait « voué au néant », condamné « au célibat et à une mort prématurée ». La phrase de Nietzsche le renvoie à ses échecs.
« Périssent les faibles et les ratés ! Et il faut même les y aider ! » Nietzsche pensait-il sérieusement qu'il fallait éliminer de la surface de la Terre tous les faibles – les indigents, les malades, les handicapés – pour ne laisser vivre que le meilleur de l'espèce ? Une interprétation aussi littérale du passage de L'Antéchrist serait abusive. Le véritable ennemi de Nietzsche, c'est la morale chrétienne. « Périssent les faibles et les ratés ! », ce n'est pas là l'énoncé d'un programme, mais une inversion provocante du message du Christ : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux les affligés, car ils seront consolés ! » (Mt, V, 3).
Nietzsche critique de façon radicale les valeurs morales du christianisme, parce qu'elles lui paraissent hypocrites. Si les prêtres font l'apologie de supposées vertus, comme la pauvreté, l'humilité, l'obéissance, c'est, selon lui, pour mieux asservir la population. Pour convaincre leurs ouailles de renoncer à leurs rêves de grandeur, pour les priver de toute volonté de puissance et les encourager à obéir à leurs maîtres. Ces thèmes sont développés dans la première partie de la Généalogie de la morale et dans L'Antéchrist. Plus qu'aux ratés, c'est aux ecclésiastiques que le philosophe destine ses flèches. Il les soupçonne d'être faux et manipulateurs, de conseiller aux autres de ne pas jouir des bonheurs terrestres, sans s'appliquer à eux-mêmes leurs préceptes. L'Eglise est prospère, pourtant elle donne des leçons d'abnégation : comment ne pas s'offusquer d'un tel paradoxe ?
« Périssent les faibles et les ratés ! » : bien sûr, le lecteur qui tombe sur cette formule, dès les premières pages de L'Antéchrist, peut considérer, à l'instar de Jean Péloueyre, qu'il fait lui-même partie du lot des médiocres visés par Nietzsche – et alors il se sentira agressé. Mais la phrase du philosophe est rusée : tonique, elle invite le lecteur à donner son assentiment, à se ranger implicitement aux côtés des forts, de ceux à qui sourit la réussite. Pourquoi chaque individu, avec son amour-propre bien placé, ne se sentirait-il pas au-dessus de l'espèce ? Voilà le piège que tend ici Nietzsche à son lecteur : il l'invite à se débarrasser de toute compassion, à faire fi des autres pour triompher.
Nietzsche en six dates
1844 Naissance près de Leipzig, en Prusse, dans une famille de pasteurs protestants.
1872 Publication de son premier ouvrage majeur : Naissance de la tragédie.
1879 Pour des raisons de santé, Nietzsche se fait relever de ses fonctions de professeur à l'université de Bâle. Commence une vie errante, très féconde, entre la France et l'Italie.
1885 Ainsi parlait Zarathoustra est achevé.
1889 Le 3 janvier, le philosophe est retrouvé prostré dans une rue de Turin, enlaçant un cheval. Il sombre dans la folie.
1900 Friedrich Nietzsche meurt, sans savoir que ses livres sont devenus célèbres dans toute l'Europe.