Marcel CONCHE
Marcel Conche, à l'occasion de la parution de son Journal
étrange, nous a reçus chez lui, dans l'Ain. Il revient sur ses origines paysannes,
son athéisme, sa conception de la nature, de la morale et sa vision de la mort.
« A sauts et à gambades », comme le disait son maître Montaigne, se dessine une
sagesse libre, loin de tout dogmatisme, ouverte sur l'être, disponible à
l'autre.
Propos
recueillis par Juliette Cerf
Philosophie Magazine : Votre
philosophie, athée, découle en partie d'une réflexion sur la souffrance des
enfants comme « mal absolu ». Dans Orientation philosophique, vous
écrivez : « La souffrance des
enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu. »
Pourriez-vous développer cette idée ?
Marcel Conche :
Philosopher par soi-même, cela veut dire être initialement bouleversé par une
expérience fondamentale. Schopenhauer a dit que toute philosophie n'était que
le développement d'une unique pensée. Bergson a repris cette idée. En ce qui me
concerne, l'expérience initiale à partir de laquelle s'est formée ma
philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l'enfant à
Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c'est-à-dire comme ne pouvant être
justifié en aucun point de vue. L'article véhément que vous citez est
initialement paru dans la Revue de l'enseignement philosophique en 1958 ;
je l'écrirais autrement aujourd'hui. Dans le numéro suivant, Albert Sandoz
publiait une réponse où il reprochait au comité de rédaction d'avoir laissé
passer sans aucune réserve un tel article. Albert Sandoz eût dû voir dans mon
article une invite à purifier sa conviction chrétienne de toutes les scories
qu'a produites chez les théologiens et les philosophes théologiens la
rationalisation de la parole. Mais Sandoz philosophe pouvait difficilement comprendre
qu'il devait, en tant que croyant, renoncer à la réflexion. Si j'ai souvent dit
que la notion de Dieu n'est pas une notion philosophique, c'est pour que mon
argument à partir de la souffrance des enfants n'ait pas de portée contre la
religion comme forme de vie. Je m'en prends aux philosophes théologiens, aux
justificateurs de Dieu, non à ceux qui croient à la révélation.
La philosophie, absolument coupée de la
théologie, ne peut prétendre, selon vous, à se constituer comme science...
Quelle est-elle alors ?
M. C. : Moi qui
avais été élevé dans le christianisme (sans avoir été croyant, mais seulement
superstitieux), j'ai rejeté très tôt l'explication théologique du monde. Je me
suis tourné vers la philosophie dès mon adolescence, sans avoir subi une
influence culturelle quelconque. J'ai été élevé dans un milieu paysan où cette
discipline était totalement ignorée. Le questionnement philosophique est né en
moi par l'essor spontané de ma raison. La philosophie, c'est l'oeuvre de la
raison humaine et elle ne peut pas rencontrer Dieu. C'est pourquoi la vraie
philosophie est grecque. La spiritualité sans Dieu. Les philosophes de l'époque
moderne – Descartes, Kant, Hegel – sont des chrétiens qui utilisent
la raison pour retrouver une foi pré-donnée. Je ne les considère pas comme des
philosophes authentiques. Ce sont de grands penseurs par leur influence. Mais le
vrai philosophe de l'époque moderne, c'est Montaigne. Il a écrit son oeuvre
dans une grande indépendance à l'égard des croyances collectives, notamment à
l'égard de la croyance monothéiste qui imbibait la société. Descartes, Kant,
Hegel n'ont pas compris ce qu'est la philosophie comme métaphysique. Pour eux,
elle doit prendre la forme de la science. C'est une erreur fondamentale car la
philosophie comme métaphysique, c'est-à-dire comme tentative de trouver la
vérité au sujet du tout de la réalité, ne peut pas être de la même nature
qu'une science. Elle est de la nature d'un essai, non d'une possession :
il y a plusieurs métaphysiques possibles, parce qu'on ne peut trancher quant à
ce qui est la vérité au sujet de la façon de concevoir la totalité du réel. La métaphysique
n'est donc pas affaire de démonstration, mais de méditation. Quand vous
élaborez vous-même une métaphysique, les autres vous semblent être des
possibilités abstraites, théoriques, que vous ne pouvez pas vivre. Nos
affirmations métaphysiques expriment non des opinions, mais des convictions
vécues. Les opinions sont changeantes… Par exemple, mes jugements au sujet des
hommes politiques peuvent changer. Je n'aurais jamais imaginé que Ségolène
Royal, prétendument socialiste, ferait l'éloge de Tony Blair, qui s'est rendu
coupable d'une guerre d'agression en Irak.
Sceptique, vous vous méfiez des
systèmes, des dogmes, des philosophies constituées. Votre philosophie n'a cessé
d'évoluer et de trouver sa cohérence en évoluant…
M. C. :
Pendant longtemps, j'ai été très sensible au caractère transitoire de toute
chose, au caractère évanouissant des êtres finis. J'ai alors donné une
interprétation nouvelle du pyrrhonisme. Le scepticisme de Pyrrhon consiste à
dire que si nous ne pouvons connaître le fond des choses, nous pouvons être
certains de la façon dont elles nous apparaissent. Nous ne pouvons dire que le
miel « est », mais seulement qu'il nous « semble » doux.
Cette opposition entre l'être et l'apparence, qui est l'opposition fondamentale
de la métaphysique, notamment de celle d'Aristote, j'ai montré qu'elle était
abolie chez Pyrrhon. En définitive, il n'y a plus d'être, intuition que l'on
retrouve chez Montaigne : « Pourquoy prenons-nous titre d'estre, de
cet instant qui n'est qu'une eloise [un éclair] dans le cours infini d'une
nuict eternelle ? » A ce moment-là, je n'étais pas arrivé à la
distinction que je fais dans Présence de la nature entre temps immense et temps
rétréci. Nous pensons dans un temps rétréci. Nous ne pensons pas que ce temps
présent n'est rien du tout dans le temps immense de la nature. Quand nous nous
voyons les uns les autres, nous ne nous pensons pas comme des mortels, des
êtres éphémères qui vont bientôt s'évanouir. Au début, j'ai soutenu une sorte
de nihilisme ontologique. C'est à cette époque que j'ai commenté
Héraclite : « Tu ne peux entrer deux fois dans le même fleuve »,
« Tout s'écoule », etc. Mais en définitive, il m'est apparu que le
« tout s'écoule » est éternel, que le devenir est éternel. Donc la
nature est éternelle : c'est ce qu'avait dit Parménide.
Tout s'écoule oui, il y a ceci et
après, il y a cela, mais il y a toujours le « il y a ». Vous êtes
naturaliste et non matérialiste. Comment comprendre cette différence ?
M. C. : L'absolu
pour moi, c'est la nature. La notion de matière me paraît insuffisante. Elle a
d'ailleurs été élaborée par les idéalistes et c'est hors de l'idéalisme que je
trouve ma voie. Il est très difficile de penser la créativité de la matière. Or
Epicure a bien montré qu'il fallait qu'il y ait une génialité de la nature sans
laquelle elle n'aurait rien créé. Le jaune du forsythia n'était pas présent
dans le terreau. Ce jaune, cette qualité, a surgi. Si, dans les faits, il n'y
avait rien de plus que la cause, la nature serait d'une absolue monotonie. La
causalité n'est pas une simple répétition, c'est une innovation. Ainsi, Epicure
a imaginé cette espèce d'espièglerie de l'atome. J'ai découvert la nature comme
physis (totalité) avec Anaximandre, le premier philosophe de la nature la
pensant comme infini (apeiron), comme étant l'origine de toute chose, douée
d'une capacité de créativité indéfinie. La nature est à comprendre non comme
enchaînement ou concaténation de causes, mais comme improvisation ; elle
est poète. Créatrice, elle doit être pensée poétiquement – ce qu'a très
bien vu Bergson, le philosophe moderne le plus en phase avec les philosophes
naturalistes d'avant Socrate. L'homme est une production de la nature et la
nature se dépasse elle-même dans l'homme. En donnant des aperçus sur la nature
qui se complètent, les présocratiques sont tout à fait différents des
philosophes de l'époque moderne qui, eux, construisent des systèmes qui
s'annulent. Parménide nous révèle l'être éternel, Héraclite, le devenir
éternel, Empédocle, les cycles éternels. Il y a une complémentarité entre eux.
De la même façon, les poètes se complètent. La physis grecque ne s'oppose pas à
autre chose qu'elle-même, alors qu'au sens moderne la nature s'oppose à
l'histoire, à l'esprit, à la culture, à la liberté. La physis est
omni-englobante.
Là-dessus, je suis en accord avec
Spinoza. La nature tient une place essentielle dans votre philosophie. Vos
origines rurales ont-elles influencé son élaboration ?
M. C. : Oui, bien
entendu, car durant toute mon enfance et mon adolescence, j'ai travaillé comme
paysan. Mais ce rapport à la nature, dans mon cas foncier, constitutif, je
l'avais oublié sous l'influence de la philosophie universitaire. J'étais
destiné à être instituteur. Au lycée de Tulle, j'ai fait la connaissance de ma professeure
de lettres qui m'a aidé à apprendre le latin et le grec, et que, plus tard,
j'ai épousée. Inscrit à la Sorbonne, j'ai ensuite passé l'agrégation. Là, je me
retrouve dans un élément d'intellectualité abstraite où la nature est
totalement oubliée. Je me suis ressaisi grâce à Montaigne, et j'ai repris
contact avec le fond substantiel de mon être qui est lié à la nature, à une
ouverture sur l'être. Cette présence de la nature rend la saisie du monde
immédiate. Elle frappe d'inanité les notions de « sujet », de
« représentation ».
La question de l'existence du monde
extérieur est un faux problème. Voilà pourquoi je me situe bien plus du côté du
Dasein heideggerien que du Cogito cartésien. Vous avez expliqué qu'il y avait
plusieurs métaphysiques alors qu'il n'y a qu'une morale…
M. C. : Oui, la
morale est un absolu. Certains philosophes ne distinguent pas la morale de
l'éthique. Elles sont à distinguer radicalement. En venant chez moi, mettons
que vous avez vu un blessé sur le bord de la route, c'est un impératif
inconditionnel de vous arrêter. Si un peu plus loin, sur la route, quelqu'un
vous invite à un spectacle, vous pouvez décider d'y aller ou non. Cela n'a rien
d'obligatoire. La recherche du bonheur n'est pas un impératif inconditionnel.
Il y a une éthique du pouvoir, du bonheur, du plaisir. Achille cherche la
gloire et pose une éthique de la gloire. On choisit d'organiser sa vie en
fonction de ce qui nous intéresse. Mais vous n'avez pas le droit de l'organiser
d'une manière qui impliquerait le non-respect de la personne des autres. La
morale limite donc le domaine dans lequel vous pouvez développer votre éthique.
La morale, c'est une sorte de minimum, mais certaines morales abolissent
l'éthique. C'est le cas de la morale chrétienne, dont la logique est d'aimer
l'ennemi. La logique, c'est la sainteté de Mère Teresa, selon laquelle vous
devez vous consacrer à autrui.
C'est un au-delà de ce que la morale
rigoureusement exige. Elle n'exige pas que vous aimiez votre ennemi, mais que
vous le respectiez en tant qu'être humain. Vous êtes un fervent pacifiste. Ce
pacifisme relève-t-il d'une éthique personnelle ou de la morale ?
M. C. : Je ne
participe à aucune guerre, quelle qu'elle soit. Je ne tombe pas dans le piège
consistant à penser qu'il y aurait des guerres justes. Les enfants ne pouvant
comprendre la différence existant entre des bombes justes et des bombes
injustes, j'abolis cette différence. Pourtant, que se passe-t-il si l'ennemi
est à nos frontières ? Là, je n'ai plus le droit de développer une
propagande pacifiste, car elle est universelle. Lorsque l'ennemi est là, le
pacifisme est en contradiction avec lui-même, puisqu'il perd son sens universel
en favorisant l'ennemi. Mais moi, personnellement, je reste pacifiste. Ma
position universalisable, mais ne pouvant être universalisée, reste abstraite,
contradictoire. Fondamentalement, pour moi, le rôle de l'homme politique
consiste à établir la paix, ce que de Gaulle a très bien compris. Vouloir
réaliser la démocratie en l'exportant par la guerre, c'est criminel.
Votre rapport à l'histoire semble
contradictoire. D'un côté, vous montrez que c'est la profonde instabilité du
siècle qui a orienté votre philosophie. De l'autre, le philosophe doit, selon
vous, faire abstraction de son temps. La vraie vie serait-elle
anhistorique ?
M. C. : Sur ce
point, il me semble qu'il faut distinguer l'action et l'activité. Le philosophe
n'a pas à être un homme d'action. Il n'a pas à agir, il a à penser. On ne peut
faire les deux choses à la fois : on ne peut aller à Boulogne-Billancourt
comme Sartre et formuler la vérité la plus juste. Dans le Tao Te king, cette
différence est fondamentale, car si le philosophe ne s'engage pas dans
l'action, cela n'empêche pas qu'il soit actif. Cette activité consiste en une
spontanéité créatrice : lorsque j'étais enseignant, j'étais assujetti à
une action, à un emploi du temps. Je ne le suis plus aujourd'hui. J'improvise
mes journées. Comme si vivre, c'était poétiser... L'activité, elle, laisse
davantage sa chance à la surprise, à l'imprévu. Si l'on considère que la vraie
vie réside dans les événements sociaux, politiques, on se situe du côté de
Hegel. Selon lui, la vraie vie consiste à nous réaliser, nous objectiver. On se
réalise en étant quelqu'un dans la société. Si vous êtes poète, il vous faudra
être édité sans quoi vous ne serez pas « réel ». Je prends le
contre-pied de cette façon de voir. Je crois qu'il faut attacher une importance
infinie aux nuances de nos relations avec les autres. La substantialité de la
vie est faite des nuances de l'amitié, de l'amour. A mon âge, l'amour s'est
purifié de la sexualité… Il y a plus ou moins de délicatesse chez les êtres.
Tous n'ont pas cette intuition d'autrui. Ceux qui vous cataloguent trop
rapidement, il faut s'en méfier. Mon athéisme, par exemple, ne me rend pas
antichrétien. Ma femme était catholique. Le discernement de la personne est
plus essentiel que toutes les croyances et opinions. Ce que l'on oublie parfois
précisément dans cet affrontement entre la droite et la gauche. Il y a une
fossilisation des personnalités. La vraie vie ne réside pas dans cette fixité.
Dans une très belle page de votre
Journal étrange, vous confiez que si la mort survenait aujourd'hui elle ne
serait plus privation de vie.
M. C. : Oui, les
hommes vivent en moyenne jusqu'à 77 ans et les femmes jusqu'à 83 ans.
J'ai aujourd'hui presque 84 ans, je suis déjà de six ans au-delà de la
moyenne ! Si je mourais aujourd'hui, je ne perdrais rien. Si j'étais mort
à 20 ans, j'aurais perdu presque soixante ans de vie. La mort ne peut plus
m'enlever ma vie. Ma vie, je l'ai eue. Je n'appréhende pas le fait d'être mort.
Epicure le dit très bien, la mort n'est rien. Il n'y a rien après la
mort : je disparais, je m'évanouis, la vie s'arrête. Mais il faut
distinguer la mort et le mourir, que j'appréhende. On ne sait jamais comment on
va mourir, en dormant ou dans des souffrances atroces. Cela a beaucoup
préoccupé Montaigne qui souhaitait mourir sans s'en apercevoir. Dans le cas où
l'euthanasie soit une chose raisonnable (si j'avais perdu toutes mes
capacités), pour moi, le véritable ami serait celui qui pourrait m'aider à
mourir. Mais je n'ai aucun ami à qui je pourrais demander cela. Je n'ai donc
pas d'ami parfait… Emile Cioran, que j'ai découvert il y a quelques jours
seulement, raconte une scène se déroulant rue de l'Odéon, à Paris. Une femme de
94 ans lui confie qu'elle n'a pas peur de la mort, mais que ce qui
l'ennuie le plus est l'idée de devoir quitter la rue de l'Odéon ! Cette
rue, dit Cioran, ne présente pourtant aucun intérêt… Les gens n'ont pas peur de
ce qui viendra après la mort. Ce qui fait peur, c'est de quitter la vie, ce à
quoi l'on est le plus attaché.