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LA COLLINE AUX CIGALES
21 novembre 2009

Baume pour occlusion de l’âme. (A. JOLLIEN)

« Je suis à la recherche d’un abri pour moi-même, et la maison qui me l’offrira, je devrai la bâtir moi-même, pierre par pierre. » Ainsi parlait Etty Hillesum.

Il est des livres qui transforment une existence. Une vie bouleversée  d’Etty Hillesum, rapporte, sous forme de journal, l’expérience d’une jeune femme juive de vingt-sept ans. Chaque jour, Etty nous livre ses réflexions, ses doutes, ses progrès. Le lecteur  accompagne, abasourdi, ce voyage intérieur, qui se terminera le 30 novembre 1943 à Auschwitz.

Etty Hillesum a reçu une formation de droit. Au début de son récit, elle se lance dans une étrange aventure qu’elle accomplira accompagné d’un chiropsychologue nommé S. dans le livre. Inutile de dire ma perplexité devant cette nouvelle psychothérapie, où le psychologue invite son patient à lutter littéralement avec lui. Les luttes de S. et d’Etty finissent souvent sur le sofa. Et bien que S. fût l’élève de Carl-Gustave Jung, il a une façon toute personnelle de tirer profit du divan. Voilà ce qui peut rebuter le lecteur. Voilà, en tout cas, l’obstacle qui m’a fait par trois fois abdiquer devant semblable lecture.

Voici quelques semaines, je recevais dans ma boîte aux lettres, le journal d’Etty Hillesum, lu par la Bibliothèque sonore romande, et décidai une nouvelle fois de retenter l’aventure.  Même constat, les soixante premières pages étaient poussives. Mais le plaisir qui leur succéda et la profondeur du propos valaient bien quelque effort. Après lecture, on revisite ces pages avec un éclairage nouveau. Etty Hillesum nous livre une spiritualité du quotidien et nous invite à partir de là où nous sommes, dans le terreau de notre vie. Le sien est bien boueux. Elle souffre d’une sensualité qui la pousse à  consommer les hommes pour assouvir sa volonté de puissance. Bientôt, elle transformera cette sensualité, ces émotions débridées en une fine sensibilité. J’aime cette spiritualité ouverte sur le monde, qui, loin de nier nos faiblesses, vient les habiter.

Parmi les outils qui sculptent la vie d’Etty Hillesum, je retiens le temps. Faire bon usage du temps. Ne pas se braquer contre un problème. Mais le laisser se résoudre en nous. Nulle fatalité dans cet état d’esprit. Simplement une audace, une confiance. Si je donne trop de place à un problème, par une bien curieuse alchimie, ma vie devient ce problème. Loin de banaliser le tourment, ni de l’exagérer, Etty Hillesum ose une attitude plus nuancée. D’abord est requis sur le chemin spirituel un renoncement. Le renoncement à trouver les réponses à l’extérieur de soi, s’abstenir de demander aux autres la réponse à nos questions. Non que l’autre ne puisse m’apporter quelque chose. Simplement, par paresse, par défiance de soi-même, souvent l’homme cherche ses réponses dans les livres, dans les autres.

Etty Hillesum convie ultimement à plonger dans notre intériorité pour y trouver soi, pour y trouver Dieu. Paradoxe ! Pour Etty, plus on va chercher Dieu à l’intérieur de soi, plus on le dépouille de nos projections personnelles. Etty Hillesum nous rappelle que tout chemin spirituel ne saurait être engagé sans simplicité. Une simplicité qui ne nie pas la complexité de l’existence mais qui entend l’assumer avec légèreté. Elle s’écriera : «O, Seigneur, donne-moi en ce petit matin un peu moins de pensées, mais un peu plus d’eau froide et de gymnastique. On ne saurait enfermer la vie dans quelques formules. Or c’est cela qui t’occupe sans arrêt et fait galoper tes pensées. Tu essaies de réduire la vie à quelques formules, mais c’est impossible, elle est nuancée à l’infini, ne peut être ni enfermée ni simplifiée. Mais c’est toi qui pourrais être plus simple … ».

Dans ce journal, on chercherait vainement une explication au monde, un ensemble de recettes à décliner au quotidien. La spiritualité d’Etty Hillesum est d’abord une interrogation, une tentative d’éclaircir son discours intérieur. On est à cent lieues de certains manuels de développement personnel qui semblent apporter une réponse à tout. Etty Hillesum nous laisse avec nos questions mais fournit peut-être les instruments qui permettent de se réapproprier soi-même et d’établir le critère qui nous permettra de laisser se résoudre nos nœuds intérieurs. La réponse ne vient pas de l’extérieur, elle jaillit de soi, d’un soi débarrassé de tant d’entraves, de tant de peurs, de tant d’esclavages. Le regard que pose Etty sur elle-même cultive une lucidité, une lumière qui met à jour nos faiblesses sans les juger.

Au fil des pages, tandis que certains nœuds se desserrent peu à peu, une gravité s’empare du lecteur. Alors que notre Etty gagne en liberté, l’écho du monde et de ses guerres se fait entendre. Mais le mal absolu du nazisme ne peut souiller la liberté intérieure d’Etty. Les nazis la tueront certes, mais jamais ils ne détruisent cette force glanée au jour le jour. On pourrait juger la vie injuste, trouver un bouc émissaire. Etty s’en abstient : « Je sais que dans un camp de travail je mourrai en trois jours, je me coucherai pour mourir, et pourtant je ne trouverai pas la vie injuste. » Etty refuse toute forme de mépris contre l’autre, la vie. A une époque où elle voit les Allemands commettre l’horreur, elle s’indigne devant ceux qui crient contre la bassesse des Allemands et sécrètent  une « haine collective ». Gage suprême de la liberté, ne pas donner raison à nos bourreaux en sombrant dans leur travers. Etty Hillesum s’éloigne donc de cette ignorance crasse et cultive une joie, au cœur de l’innommable. Là encore, il ne s’agit pas de fatalisme, mais d’une réponse digne à ceux qui veulent transformer l’homme en bête. Cette spiritualité me plaît. Son humilité d’abord. Un jour, Etty dit avoir assumé le problème de la mort et pouvoir quitter la vie librement, et une page plus loin, l’auteur nous dit qu’elle est au fond du gouffre.  C’est toute la vie. Rien n’est acquis de manière définitive. Parfois, on croit s’en être sorti, avoir franchi une étape, et le petit détail vient rappeler notre fragilité, la jeunesse de notre guérison. Mais même lorsqu’on rechute, pour celui qui progresse, la direction est donnée. Le progrès réalisé hier nous montre qu’il est possible d’y arriver et ce, quand bien même, j’échouerais mille fois.

Etty Hillesum a été pour moi une révélation. Je ne pourrais ni ne saurais dire toute la richesse d’Une vie bouleversée. Elle achève son journal en disant qu’elle voudrait être comme un baume versé sur tant de plaies. Ce livre me fournit plus qu’un baume, une manière de penser  mes plaies. Et Etty m’aide à trouver dans les tréfonds de moi-même ce baume et ce, dans la joie.

 

        - Alexandre JOLLIEN -   Ici

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Commentaires
S
Magnifique hommage que je découvre chez toi.<br /> Merci B !<br /> Etty est petite étoile pour l'humanité. Lumineuse.
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